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UMBERTO ECO
LE NOM DE LA ROSE
Roman
Traduit de l’italien par
Jean-Noël Schifano
1982, Éditions Grasset & Fasquelle
L’édition originale de cet ouvrage a été publiée en 1980
par Gruppo Editoriale Fabbri-Bompiani, Milan, sous le
titre :
Il nome della rosa
Table des Matières
UN MANUSCRIT, NATURELLEMENT. 6
NOTE 11
PROLOGUE 13
PREMIER JOUR 22
PRIME 24
TIERCE 30
SEXTE 42
VERS NONE 65
APRÈS NONE 7 1
VÊPRES 83
COMPLIES 92
DEUXIÈME JOUR 98
MATINES 99
PRIME 108
TIERCE 118
SEXTE 132
NONE 137
APRÈS VÊPRES 150
COMPLIES 154
NUIT 162
TROISIÈME JOUR 17 1
DE LAUDES A PRIME 17 2
TIERCE 17 4
SEXTE 17 8
NONE 187
VÊPRES 200
APRÈS COMPLIES 211
NUIT 240
QUATRIÈME JOUR 245
LAUDES 246
PRIME 253
TIERCE 262
SEXTE 27 1
NONE 283
VÊPRES 286
COMPLIES 290
APRÈS COMPLIES 293
NUIT 308
CINQUIÈME JOUR 315
PRIME 316
TIERCE 329
SEXTE 338
NONE 348
VÊPRES 367
COMPLIES 37 3
SIXIÈME JOUR 382
MATINES 383
LAUDES 387
PRIME 390
TIERCE 397
APRÈS TIERCE 407
SEXTE 410
NONE 415
ENTRE VÊPRES ET COMPLIES 424
APRÈS COMPLIES 427
SEPTIÈME JOUR 431
NUIT 432
NUIT 447
DERNIER FEUILLET 460
Apostille au Nom de la rose 466
Notes 493


{1}
UN MANUSCRIT, NATURELLEMENT.
Le 16 août 1968, on me mit dans les mains un livre
dû à la plume d’un certain abbé Vallet, Le Manuscrit de
Dom Adso de Melk, traduit en français d’après l’édition de
Dom J.Mabillon (aux Presses de l’Abbaye de la Source,
Paris, 1842). Le livre, accompagné d’indications
historiques en vérité fort mince, affirmait qu’il
reproduisait fidèlement un manuscrit du XIVe siècle,
trouvé à son tour dans le monastère de Melk par le grand
érudit du XVIIe, qui a tant fait pour l’histoire de l’ordre
bénédictin. La docte trouvaille (la mienne, troisième dans
le temps donc) me réjouissait tandis que je me trouvais à
Prague dans l’attente d’une personne chère. Six jours
après, les troupes soviétiques envahissaient la
malheureuse ville. En suivant un parcours hasardeux, je
réussissais à atteindre la frontière autrichienne à Linz, de
là je me dirigeais sur Vienne où je rejoignais la personne
attendue, et ensemble nous remontions le cours du
Danube.
En un climat mental de grande excitation, je lisais,
fasciné, la terrible histoire d’Adso de Melk, et elle
m’absorba tant que, presque d’un seul jet, j’en rédigeai
une traduction sur ces grands cahiers de la Papeterie
Joseph Gibert où il est si agréable d’écrire avec une plume
douce. Et ce faisant, nous arrivâmes à proximité de Melk,
où, à-pic sur une boucle du fleuve, se dresse encore le très
beau Stift plus d’une fois restauré au cours des siècles.
Comme le lecteur l’aura imaginé, dans la bibliothèque du
monastère je ne trouvai trace du manuscrit d’Adso.
Avant d’arriver à Salzbourg, une nuit tragique dans
un petit hôtel sur les rives du Mondsee, et mon voyage à
deux s’interrompit brusquement : la personne avec qui je
voyageais disparut en emportant dans son bagage le livre
de l’abbé Vallet, non point par malignité, mais à cause de
la façon désordonnée et abrupte dont avait pris fin notre
liaison. Il me resta ainsi une série de cahiers écrits de ma
propre main, et un grand vide au coeur.
Quelques mois plus tard à Paris, je décidais d’aller au
bout de ma recherche. Des renseignements plutôt chiches
que j’avais tirés du livre français, me restait la référence à
la source, exceptionnellement détaillée et précise :
Vetera analecta, sive collectio veterum aliquot operum &
opusulorum omnis generis, carminum, epistolarum,
diplomaton, epitaphiorum, &, cum itinere germanico,
adnotationibus & aliquot disquisitionibus R.P.D. Joannis
Mabillon, Presbiteri ac Monachi Ord. Sancti Benedicti e
Congregatione S. Mauri. — Nova Editio cui accessere
Mabilonii vita & aliquot opuscula, scilicet Dissertatio de
Pane Eucharistico, Azymo et Fermentato, ad Eminentiss.
Cardinalem Bona. Subjungitur opusculum Eldefonsi
Hispaniensis Episcopi de eodem argumento Et Eusebii
Romani ad Theophilum Gallum epistola, De cultu
sanctorum ignotorum, Parisiis, apud Levesque, ad
Pontem S. Michaelis, MDCCXXI, cum privilegio Regis.{2}
Pontem S. Michaelis, MDCCXXI, cum privilegio Regis.
Je trouvai tout de suite les Vetera Analecta à la
bibliothèque Sainte-Geneviève, mais à ma grande
surprise, l’édition repérée divergeait sur deux détails :
d’abord l’éditeur, qui était Montalant, ad Ripam P.P
Augustinianorum (prope Pontem S. Michaelis), et ensuite
la date de deux années postérieures. Inutile de dire que
ces Analecta ne contenaient aucun manuscrit d’Adso ou
Adson de Melk – et qu’il s’agit en revanche comme tout
un chacun peut le vérifier, d’un recueil de textes de courte
et moyenne longueur, quand l’histoire transcrite par
Vallet sur plusieurs centaines de pages. Je consultai à
l’époque des médiévistes illustres comme le cher et
inoubliable Étienne Gilson, mais il fut clair que les uniques
Vetera Analecta étaient ceux que j’avais vus à Sainte-
Geneviève. Une pointe jusqu’à l’Abbaye de la source, qui
s’élève du côté de Passy, et un entretien avec l’ami Dom
Arne Lahnested me convainquit pareillement qu’aucun
abbé Vallet n’avait publié de livres aux presses (d’ailleurs
inexistantes) de l’abbaye. On ne sait pas trop la
négligence des érudits français à fournir des indications
bibliographiques d’une certaine crédibilité, mais le cas en
question dépassait tout pessimisme raisonnable. Je
commençai à penser qu’un faux m’était tombé dans les
mains. Désormais le livre même de Vallet était
irrécupérable (ou du moins ne me sentais-je pas le
courage d’aller le quémander à qui me l’avait distrait). Il
ne me restait donc que mes notes, dont je commençai dès
lors à douter.
Il est des moments magiques, de grande fatigue
physique et d’intense excitation, où surgissent des visions
de personnes connues par le passé (« en me retraçant ces
détails, j’en suis à me demander s’ils sont réels, ou bien si
je les ai rêvés »). Comme je l’appris plus tard dans le beau
livre de l’abbé de Bucquoy, surgissent pareillement des
visions de livres non encore écrits.
Si rien de nouveau ne s’était produit, j’en serais
encore à me demander d’où peut bien venir l’histoire
d’Adso de Melk ; seulement en 1970, à Buenos Aires,
comme je fouinais sur les étagères d’un petit libraire
antiquaire dans la Corrientes, pas très loin du plus fameux
Patio du Tango de cette grande rue, voici que me tomba
entre les mains la version castillane d’un opuscule de Milo
T emesv ar, de l’utilisation des miroirs dans le jeu des
échecs, que j’avais déjà eu l’occasion de citer (de seconde
main) dans mon Apocalyptiques et intégrés, en rendant
compte de son plus récent les Marchands d’Apocalypses.
Il s’agissait de la traduction introuvable de l’original en
langue géorgienne (Tbilissi, 1934), et dans ces pages, à ma
grande surprise, je lus de copieuses citations du manuscrit
d’Adso, sauf que la source n’était ni Vallet ni Mabillon,
mais bien le père Athanasius Kircher (quel ouvrage au
juste ?). Un savant – que je ne juge pas opportun de
nommer – m’a assuré par la suite que (et il citait les index
de mémoire) le grand jésuite n’a jamais parlé d’Adso de
Melk. Mais les pages de Temesvar se trouvaient sous mes
yeux et les épisodes auxquels il se référait absolument
analogues à ceux du manuscrit traduit par Vallet (en
particulier, la description du labyrinthe ne laissant place à
aucun doute). Quoi qu’en ait écrit ensuite Benianino
Placido{3}, l’abbé Vallet avait existé et de même
certainement Adso de Melk.
J’en conclus que les mémoires d’Adso semblaient
justement participer de la nature des événements qu’il
relate : enveloppés de nombreux et vagues mystères, à
commencer par l’auteur, pour finir avec l’emplacement de
l’abbaye dont Adso ne souffle mot, tenacement pointilleux
là-dessus, à telle enseigne que les conjectures permettent
de dessiner une zone précise entre Pomposa e t Conques,
avec de raisonnables probabilités que le lieu se situât le
long de la dorsale des Apennins, entre Piémont, Ligurie et
France (autant dire entre Lerici et Turbie). Quant à
l’époque où se déroulèrent les événements décrits, nous
sommes à la fin du mois de novembre 1327 ; en revanche
le moment où écrit l’auteur est incertain. En calculant
qu’il se dit novice en 1327 et proche de la mort quand il
écrit ses mémoires, nous pouvons conjecturer que le
manuscrit a été rédigé au cours des dix ou vingt dernières
années du XIVe siècle.
Tout bien réfléchi, elles étaient plutôt minces, les
raisons qui pouvaient me porter à faire imprimer ma
version italienne d’une obscure version néo-gothique
française d’une édition latine du XVIIe siècle d’un
ouvrage écrit en latin par un moine allemand vers la fin
du XIVe siècle.
Et d’abord, quel style adopter ? Il fallait repousser
comme tout à fait injustifiée la tentation d’imiter les
modèles italiens de l’époque : non seulement Adso écrit en
latin, mais il est clair d’après toute l’allure du texte que sa
culture (ou la culture de l’abbaye qui si clairement
l’influence) est beaucoup plus datée ; il s’agit évidemment
d’une somme pluriséculaire de connaissances et de
coquetteries stylistiques que se rattachent à la tradition
du bas moyen âge latin. Adso pense et écrit comme un
moine resté imperméable à la révolution de la langue
vulgaire, lié aux pages abritées par la bibliothèque dont il
parle, formées sur des textes patristico-scolastiques, et
son histoire (au-delà des références et des événements du
XIVe siècle, que cependant Adso enregistre au milieu de
mille perplexités, et toujours par ouï-dire) aurait pu être
écrite, quant à la langue et aux citations érudites, au XIIe
ou XIIe siècle.
Il ne fait d’autre part aucun doute qu’en traduisant
dans son français néo-gothique le latin d’Adso, Vallet s’est
permis diverses libertés, et pas toujours stylistiques. Par
exemple, les personnages parlent quelquefois des vertus
des herbes en se rapportant d’évidence à ce livre des
secrets attribué à Albert le Grand, qui subit au cours des
siècles d’innombrables remaniements. Sans l’ombre d’un
doute, Adso le connaissait, mais reste le fait qu’il en cite
des passages qui évoquent trop littéralement soit des
prescriptions de Paracelse soit d’évidentes interpolations
d’une édition d’Albert le Grand à coup sûr de l’époque
Tudor. Par ailleurs j’ai vérifié ensuite qu’aux temps où
Vallet transcrivait (?) le manuscrit d’Adso, il circulait à
Paris une édition du XVIIIe siècle du Grand et du Petit
Albert{4} désormais irrémédiablement frelatée. Pourtant,
comment être certain que le texte à quoi se référaient
Adso et les moines dont il annotait les discours ne
contenait aussi, entre les gloses, les scolies et divers
appendices, des remarques destinées à nourrir ensuite la
culture à venir ?
Enfin, devais-je laisser en latin les passages que
l’abbé Vallet lui-même ne jugea pas opportun de traduire,
peut-être pour garder un air d’époque ? Il n’y avait point
de justifications précises pour le faire, si ce n’est un
sentiment, peut-être mal compris, de fidélité à ma
source… J’ai élagué de manière à conserver certaines
choses. Et je crains d’avoir fait comme les mauvais
romanciers qui, s’ils mettent en scène un personnage
français, lui font dire « parbleu ! » et « la femme, ah ! La
femme ! »
Pour conclure, je suis plein de doutes. Je ne sais
vraiment pas pourquoi je me suis décidé à prendre mon
courage à deux mains pour présenter comme s’il était
authentique le manuscrit d’Adso de Melk. Disons : un
geste d’énamouré. Ou, si on veut, une façon de me libérer
de nombreuses et anciennes obsessions.
Je transcris sans me soucier de l’actualité. Dans les
années où je découvrais le texte de l’abbé Vallet, se
répandait la conviction qu’on ne devait écrire que pour
s’engager dans le présent, et pour changer le monde. À un
peu plus de dix ans de là, c’est maintenant la consolation
de l’homme de lettres (recouvrant sa très haute dignité)
qu’on puisse écrire par pur amour de l’écriture. C’est ainsi
qu’à présent je me sens libre de raconter, par simple goût
fabulateur, l’histoire d’Adso de Melk, et que j’éprouve
réconfort et consolation à la retrouver si
incommensurablement éloignée dans le temps
(maintenant que la veille de la raison a chassé tous les
monstres que son sommeil avait engendrés), si
glorieusement dénuée de rapport avec le temps où nous
vivons, intemporellement étrangère à nos espérances et à
nos certitudes.
Parce que c’est là une histoire de livres, non de
misères quotidiennes, et sa lecture peut incliner à réciter
avec le grand imitateur à Kempis : « In omnibus requiem
quaesivi, et nusquam inveni nisi in angulo cum libro{5}. »
5 janvier 1980
NOTE
Le manuscrit d’Adso est divisé en sept journées et
chaque journée en périodes correspondant aux heures
liturgiques. Les sous-titres, à la troisième personne, ont
été probablement ajoutés par Vallet. Mais comme ils sont
utiles à l’orientation du lecteur, et que cet usage est
commun à tant de littérature en langue vulgaire de ce
temps-là, je n’ai pas jugé opportun de les éliminer.
Les références d’Adso aux heures canoniales m’ont
laissé quelque peu perplexe, parce que non seulement
elles se caractérisent différemment selon les localités et
les saisons, mais selon toute probabilité, au XIVe siècle, on
ne se conformait pas avec une absolue précision aux
indications fixées par saint Benoît dans la règle.
Cependant, pour orienter le lecteur, en se fondant en
partie sur le texte, en partie en confrontant la règle
originelle avec la description de la vie monastique fournie
par Édouard Schneider dans les Heures bénédictines
(Paris, Grasset, 1925), je crois qu’on peut s’en tenir à
l’évaluation suivante :
— Matines : (que parfois Adso désigne aussi avec l’antique
expression de Vigilae). La nuit entre 2 h 30 et 3 heures.
— Laudes : (qu’on disait dans la tradition la plus ancienne
Matutini). Entre 5 et 6 heures du matin, de façon à
terminer quand pointe l’aube.
— Prime : vers 7 h 30, peu avant l’aurore.
— Tierce : vers 9 heures.
— Sexte : Midi (dans un monastère où les moines ne
travaillaient pas aux champs, c’était aussi, en hiver,
l’heure du dîner).
— None : entre 2 et 3 heures de l’après-midi.
— Vêpres : vers les 4 h 30, au couchant (la règle prescrit
de souper quand les ténèbres ne sont pas encore
tombées).
— Complies : vers les 6 heures (à 7 heures au plus tard,
les moines vont se coucher).
Ce calcul se fonde sur le fait que dans l’Italie
septentrionale, à la fin novembre, le soleil se lève autour
de 7 h 30 et se couche autour de 4 h 40 de l’après-midi.
PROLOGUE
Au commencement était le Verbe et le Verbe était
auprès de Dieu, et le Verbe était Dieu. Il était au
commencement auprès de Dieu et la tâche d’un moine
fidèle serait de répéter chaque jour avec humilité
psalmodiante l’unique inchangeable événement dont on
puisse affirmer l’incontestable vérité. Mais videmus nunc
per manifeste par fragments (hélas, combien illisibles)
dans l’erreur du monde, si bien que nous devons en
ânonner les signes fidèles, même là où ils nous semblent
obscurs et comme le tissu d’une volonté visant
exclusivement au mal.
Arrivé au terme de ma vie de pécheur, tandis que
chenu, vieilli comme le monde, dans l’attente de me
perdre en l’abime sans fond de la divinité silencieuse et
déserte, participant de la lumière immuable des
intelligences angéliques, désormais retenu par mon corps
lourd et malade dans cette cellule de mon cher monastère
de Melk, je m’apprête à laisser sur ce vélin témoignage
des événements admirables et terribles auxquels dans ma
jeunesse il me fut donné d’assister, en répétant
verbatim{6} tout ce que je vis et entendis, sans me
hasarder à en tirer un dessein, comme pour laisser à ceux
qui viendront (si l’Antéchrist ne les devance) des signes
de signes, afin que sur eux s’exerce la prière du
déchiffrement.
Que le Seigneur m’accorde la grâce d’être le témoin
transparent des événements qui eurent lieu à l’abbaye
dont il est bon et charitable de taire même le nom
désormais, vers la fin de l’année du Seigneur 1327 où
l’empereur Louis descendit en Italie pour reconstruire la
dignité du Saint-Empire romain, suivant les plans du
Très-Haut et pour confondre l’infâme usurpateur
simoniaque et hérésiarque qui en Avignon couvrit de
honte le saint nom de l’apôtre (je veux dire l’âme
pécheresse de Jacques de Cahors, que les impies
honorèrent sous le nom de Jean XXII).
Sans doute, pour mieux comprendre les situations
où je me trouvai mêlé, est-il bon que je rappelle ce qui se
passait en ce début de siècle, tel que je le compris alors en
le vivant, et comme je me le remémore maintenant,
enrichi d’autres récits que j’ai entendus après – si ma
mémoire est encore en mesure de renouer les fils de si
nombreux et si confus événements.
Dès les premières années de ce siècle, le pape
Clément V avait transféré le siège apostolique en Avignon,
laissant Rome en proie aux ambitions des seigneurs
locaux : et graduellement la ville très sainte de la
chrétienté s’était transformée en un cirque, ou en un
lupanar, déchirée par les luttes entre ses grands ; elle se
disait république et ne l’était pas, battue par des bandes
armées, soumises aux violences et aux pillages. Des
ecclésiastiques s’étant soustraits à la juridiction séculaire
commandaient des groupes de rebelles et vivaient de
rapines, l’épée à la main, prévariquaient et organisaient
d’ignobles trafics. Comment empêcher que la Caput
Mundi{7} redevînt, et fort justement, le but de qui voulait
coiffer la couronne du Saint-Empire romain et restaurer
la dignité de cette domination temporelle qui jadis avait
été celle des césars ?
Voilà donc qu’en 1314 cinq princes allemands
avaient élu à Francfort Louis de Bavière comme suprême
gouverneur de l’Empire. Mais le jour même, sur l’autre
rive du Main, le comte palatin du Rhin et l’archevêque de
Cologne avaient élu à la même dignité Frédéric
d’Autriche. Deux empereurs pour un seul trône et un seul
pape pour deux : situation qui devint, en vérité, cause de
grand désordre…
Deux années plus tard était élu en Avignon le
nouveau pape, Jacques de Cahors, âgé de soixante-douze
ans, sous le nom précisément de Jean XXII, et fasse le ciel
que jamais plus aucun Pontife ne prenne un nom
désormais si haï des bonnes gens. Français et dévoué au
roi de France (les hommes de cette terre corrompue sont
toujours enclins à favoriser les intérêts des leurs, et sont
incapables de regarder le monde entier comme leur patrie
spirituelle), il avait soutenu Philippe le Bel contre les
Templiers, que le roi avait accusés (injustement je crois)
de crimes ignominieux pour s’emparer de leurs biens,
avec la complicité de cet ecclésiastique renégat. Entretemps
s’était inséré dans cette trame sans pareille Robert
de Naples, qui pour garder le contrôle de la péninsule
italienne, avait convaincu le pape de ne reconnaître aucun
des deux empereurs allemands, restant ainsi capitaine
général de l’État de l’Église.
En 1322, Louis de Bavière l’emportait sur son rival
Frédéric. Sa crainte d’un seul empereur étant encore plus
grande qu’elle ne l’avait été à deux, Jean excommunia le
vainqueur, et celui-ci en retour dénonça le pape comme
hérétique. Il faut dire que justement cette année-là, avait
lieu à Pérouse le chapitre des frères franciscains, et leur
général, Michel de Césène, en accueillant les instances des
« spirituels » (dont j’aurais encore l’occasion de parler)
avaient proclamé comme vérité de foi la pauvreté du
Christ qui, s’il avait possédé quelque chose avec ses
apôtres, cela avait été seulement comme usus facti{8}.
Digne résolution, visant à sauvegarder la vertu et la
pureté de l’ordre, mais fort mal accueillie du pape qui sans
doute y entrevoyait un principe susceptible de mettre en
danger les prétentions même que lui, chef de l’Église,
avait de contester à l’Empire le droit d’élire les évêques,
prétendant en retour pour le Saint-Siège celui d’investir
l’empereur. Pour ces raisons, ou d’autres qui le poussaient
à en agir ainsi, Jean condamna en 1323 les propositions
des franciscains dans la décrétale cum inter nonnullos{9}.
Ce fut à ce moment-là, j’imagine, que Louis vit dans
les franciscains, ennemis du pape désormais, de puissants
alliés. En affirmant la pauvreté du Christ, ils fortifiaient en
quelque sorte les idées des théologiens impériaux, à
savoir de Marsile de Padoue et Jean de Jandun. Et enfin,
quelques mois avant les événements que je vais raconter,
Louis, qui avait conclu un accord avec le vaincu Frédéric,
descendait en Italie, était couronné à Milan, entrait en
conflit avec les Visconti, qui pourtant l’avaient accueilli
avec faveur, mettait le siège devant Pise, nommait vicaire
impérial Castruccio, duc de Lucques et de Pistoie (et je
crois qu’il faisait mal, car je ne connus jamais homme plus
cruel, sauf peut-être Uguccione della Faggiola), et à
présent il s’apprêtait à fondre sur Rome, appelé par
Sciarra Colonna seigneur du lieu.
Telle était la situation quand – déjà novice
bénédictin au monastère de Melk – je fus arraché à la
tranquillité du cloître par mon père, qui se battait dans la
suite de Louis, non le moindre d’entre ses barons, et qui
se trouva sage de m’emmener avec lui pour que je
connusse les merveilles d’Italie et fusse présent quand
l’empereur serait couronné à Rome. Mais le siège de Pise
l’absorba tout entier dans ses préoccupations militaires.
J’en tirai avantage en circulant, mi par oisiveté, mi par
désir d’apprendre, dans des villes de la Toscane, mais
cette vie libre et sans règle ne seyait point, pensèrent mes
parents, à un adolescent voué à la vie contemplative. Et
sur la suggestion de Marsile, qui s’était pris d’affection
pour moi, ils décidèrent de me placer auprès d’un docte
franciscain, frère Guillaume de Baskerville ; ce dernier
allait entreprendre une mission qui devait le conduire
jusqu’à des villes célèbres et des abbayes très anciennes.
C’est ainsi que je devins son secrétaire en même temps
que son disciple ; je n’eus pas à m’en repentir, car je fus
avec lui le témoin d’événements dignes d’être consignés,
tel qu’à présent je le fais, et confiés à la mémoire de ceux
qui viendront après moi.
Alors je ne savais pas ce que frère Guillaume
cherchait, et à vrai dire je ne le sais toujours pas
aujourd’hui, et je présume que lui-même ne le savait pas,
mû qu’il était par l’unique désir de la vérité, et par le
soupçon – que je lui vis toujours nourrir – que la vérité
n’était pas ce qu’elle lui paraissait dans le moment
présent. Et, en ces années-là, il était sans doute distrait de
ses chères études par les devoirs impérieux du siècle. La
mission dont Guillaume était chargé me resta inconnue
tout au long du voyage, autrement dit il ne m’en parla
pas. Ce fut plutôt en écoutant des bribes de conversations,
qu’il eut avec les abbés des monastères où au fur et à
mesure nous nous arrêtâmes, que je me fis quelques idées
sur la nature de sa tâche. Cependant, je ne la compris par
pleinement tant que nous ne parvînmes pas à notre but,
comme je le dirai ensuite. Nous avions pris la direction du
septentrion, mais notre voyage ne suivit pas une ligne
droite et nous nous arrêtâmes dans plusieurs abbayes. Il
arriva ainsi que nous virâmes vers l’occident tandis que
notre destination dernière se trouvait à l’orient, comme
pour longer la ligne montueuse qui depuis Pise mène dans
la direction des chemins de Saint-Jacques, en faisant halte
sur une terre que les terribles événements qui s’y
passèrent me dissuadent de mieux identifier, mais dont
les seigneurs étaient fidèles à l’empire et où les abbés de
notre ordre d’un commun accord s’opposaient au pape
hérétique et corrompu. Notre voyage dura deux semaines
entrecoupé de moult vicissitudes, et dans ce laps de
temps j’eus la possibilité de connaître (pas suffisamment,
loin de là, comme j’en suis toujours convaincu) mon
nouveau maître.
Dans les pages qui suivent, je ne veux pas
m’attarder à des descriptions de personnes – sauf quand
l’expression d’un visage, ou un geste, apparaissent comme
les signes d’un langage muet, mais éloquent –, car, comme
dit Boèce, rien n’est plus fugace que la forme extérieure,
qui fane et se métamorphose comme les fleurs des
champs au début de l’automne, et que signifierait
aujourd’hui de dire que l’abbé Abbon avait l’oeil sévère et
les joues pâles, quand désormais lui-même et ceux qui
l’entouraient sont poussière et que de la poussière leur
corps a désormais la grisaille mortifère (l’âme seule, si
Dieu le veut resplendissant d’une lumière qui ne
s’éteindra plus jamais) ? Mais Guillaume, lui, je voudrais
le décrire, et une fois pour toutes, car chez lui me
frappèrent aussi les traits singuliers, et le propre des
jeunes gens que de se lier à un homme plus âgé et plus
sage, non seulement pour le charme de sa parole et la
sagacité de son esprit, mais bien aussi pour la forme
superficielle de son corps, qui se fait plus chère, comme il
advient pour la figure d’un père, dont on étudie les gestes,
et le courroux, dont on épie le sourire – sans qu’aucune
ombre de luxure ternisse cette manière (unique peut-être
en son extrême pureté) d’amour corporel.
Les hommes autrefois étaient beaux et grands
(maintenant ce sont des enfants et des nains), mais c’est
là fait parmi tant d’autres témoignant du malheur d’un
monde qui vieillit. La jeunesse ne veut plus rien
apprendre, la science est sa décadence, le monde entier
marche sur la tête, des aveugles guident d’autres
aveugles et les font se précipiter dans les abîmes, les
oiseaux se lancent dans le vide avant d’avoir volé, l’âne
sonne de la lyre, les boeufs dansent, Marie n’aime plus la
vie contemplative et Marthe n’aime plus la vie active, Léa
est stérile, Rachel a l’oeil charnel, Caton fréquente les
lupanars, Titus Lucrèce devient femme. Tout est
détourné de son propre cours. Dieu soit loué, moi, en ces
temps-là, j’acquis de mon maître l’envie d’apprendre et le
sentiment du droit chemin, qu’on garde quand bien même
la sente serait tortueuse.
Or donc l’apparence physique de frère Guillaume
était telle qu’elle attirait l’attention de l’observateur le
plus distrait. Sa taille dépassait celle d’un homme normal,
et il était si maigre qu’il en apparaissait plus grand. Il
avait les yeux vifs et pénétrants ; son nez effilé et
légèrement aquilin conférait à son visage l’expression de
quelqu’un qui veille, saut dans les moments de torpeur
dont je parlerai. Son menton aussi révélait en lui une forte
volonté, même si son visage allongé et recouvert
d’éphélides – comme souventes fois je le vis chez les gens
nés entre l’Hibernie et la Northumbrie{10} – pouvait
parfois exprimer incertitude et perplexité. Je m’aperçus
avec le temps que ce qui paraissait manque d’assurance
était au contraire et seulement curiosité, mais au début je
savais bien peu de cette vertu, que je croyais plutôt une
passion de l’esprit concupiscible, pensant que l’esprit
rationnel ne devait pas s’en nourrir, comme il ne se
repaissait que du vrai, qu’on connaît déjà (arguais-je) dès
le commencement.
Enfant que j’étais, la première chose que m’avait
frappé chez lui, c’étaient certains toupillons de poils
jaunâtres qui sortaient de ses oreilles, et des sourcils
touffus et blonds. Il pouvait compter cinquante printemps
et il était donc déjà très vieux, mais son corps infatigable
se déplaçait avec une agilité qui me faisait souvent défaut
à moi-même. Son énergie paraissait inépuisable, quand il
devait affronter un excès d’activité. Mais de temps en
temps, comme si son esprit vital participait de l’écrevisse,
il allait à reculons dans des moments d’inertie, et je le vis
rester des heures durant sur son grabat dans sa cellule,
prononçant à grand-peine quelques monosyllabes, sans
contracter un seul muscle de son visage. En ces occasionslà,
apparaissait dans ses yeux une expression de vide et
d’absence, et j’aurais soupçonné qu’il était sous l’empire
de quelque substance végétale susceptible de donner des
visions, si l’évidente tempérance qui réglait sa vie ne
m’avait pas induit à repousser cette pensée. Toutefois je
ne cacherais pas que, au cours du voyage, il s’était parfois
arrêté au bord d’un pré, à l’orée d’une forêt, pour
recueillir certaines herbes (toujours la même, je crois) : et
il se mettait à la mastiquer l’air absorbé. Il en gardait sur
lui une petite provision, et en mangeait dans les moments
de plus grande tension (et nous en eûmes souvent à
l’abbaye !). Quand une fois je lui demandai de quoi il
s’agissait, il dit en souriant qu’un bon chrétien peut
parfois prendre des leçons même chez les infidèles ; et
quand je lui demandai d’en goûter, il me répondit que,
comme pour les discours, il y a aussi des simples pour les
païdikoï{11}, les éphébikoï et les gynaïkeioï et ainsi de suite,
si bien que les herbes qui sont bonnes pour un vieux
franciscain ne sont pas bonnes pour un jeune bénédictin.
Dans le temps que nous fûmes ensemble, nous
n’eûmes pas l’occasion de mener une vie très régulière : à
l’abbaye même nous veillâmes la nuit et tombâmes de
fatigue le jour, et ne prîmes point régulièrement part aux
offices sacrés. Pourtant rarement, en voyage, il veillait
passé complies, et il avait des habitudes frugales.
Quelquefois, comme il advint à l’abbaye, il déambulait
toute la journée dans le potager, examinant les plantes
comme si c’étaient des chrysoprases{12} ou des
émeraudes, et je le vis rôder dans la crypte du trésor en
regardant un écrin constellé d’émeraudes et de
chrysoprases comme si c’était un buisson de stramoine.
D’autre fois, il restait un jour entier dans la grand'salle de
la bibliothèque en feuilletant des manuscrits comme pour
seul plaisir (quand autour de nous se multipliaient les
cadavres de moines horriblement occis). Un jour, je le
trouvai qui se promenait dans le potager sans aucun but
apparent, comme s’il ne devait pas rendre compte à Dieu
des ses oeuvres. Dans l’ordre, on m’avait enseigné une
tout autre façon de répartir mon temps, et je le lui dis. Et
lui répondit que la beauté du cosmos est donnée non
seulement par l’unité dans la variété, mais aussi par la
variété dans l’unité. Ce me sembla une réponse dictée par
un empirisme sans gêne, mais j’appris par la suite que les
hommes de sa terre définissent souvent les choses de
façon telle qu’on dirait que la force illuminante de la raison
n’y a pas grand rôle.
Pendant la période que nous passâmes à l’abbaye, je
lui vis toujours les mains recouvertes de la poussière des
livres, de l’or des enluminures encore fraîches, de
substances jaunâtres qu’il avait touchées dans l’hôpital de
Séverin. On aurait dit qu’il ne pouvait penser qu’avec les
mains, chose qui alors me semblait plus digne d’un
mécanicien (et on m’avait appris que le mécanicien est
moechus{13}, et commet un adultère au regard de la vie
intellectuelle à laquelle il devrait être uni en un très
chaste noeud) : mais quand bien même ses mains
touchaient des choses très fragiles, comme certains codes
aux miniatures encore fraîches, ou des pages consumées
par le temps et friables comme du pain azyme, il
possédait, me sembla-t-il, une extraordinaire délicatesse
de tact, la même dont il usait pour toucher ses machines.
Je dirai en effet que cet homme curieux emportait avec
lui, dans son sac de voyage, des instruments que je n’avais
jamais vus jusqu’alors, et qu’il qualifiait comme ses
merveilleuses machines. Les machines, disait-il, sont effet
de l’art, qui singe la nature, dont elles reproduisent non
pas les formes, mais la même opération. Il m’expliqua les
prodiges de l’horloge, de l’astrolabe et de l’aimant. Mais
au début, je craignis qu’il ne s’agît de sorcellerie, et je fis
semblant de dormir par certaines nuits claires où il se
mettait (un curieux triangle à la main) à observer les
étoiles. Les franciscains que j’avais connus en Italie et sur
ma terre étaient des hommes simples, souvent illettrés, et
je lui dis part de mon étonnement devant sa science. Mais
lui me dit en souriant que les franciscains de ses îles
étaient d’une autre espèce : Roger Bacon, que je vénère
comme mon maître, nous a appris que le plan divin
passera un jour par la science des machines, qui est magie
naturelle et sainte. Et un jour par force de nature on
pourra faire des instruments de navigation grâce à quoi
les bateaux iront unico homine regente{14}, et bien plus
vite que poussés par des voiles ou des rames ; et il y aura
des chariots « ‘ut sine animali moevatur cum impetu
inaestimabili revolvens aliquod ingenium per quod alae
artificialiter compositae aerem verberent, ad modum avis
volantis{15} ». Et des instruments minuscules qui
soulèvent des poids infinis et des véhicules qui
permettent de voyager sur le fond de la mer.
Quand je lui demandai où se trouvaient ces
machines, il me dit qu’elles avaient été faites dans
l’antiquité, et certaines même à notre époque : « A
l’exception de l’instrument pour voler, que je n’ai pas vu,
et dont je n’ai rencontré personne qui l’eût vu, mais je
connais un savant qui l’a conçu. Et on peut faire des ponts
qui enjambent les fleuves sans colonnes ou autre appui et
encore d’autres machines inouïes. Tu n’as pas à
t’inquiéter si elles n’existent pas encore, parce que cela ne
veut pas dire qu’elles n’existeront pas. Et moi je te dis que
Dieu veut qu’elles soient, et déjà elles sont sûrement dans
son esprit, même si mon ami d’Occam nie que les idées
existent de cette façon, et non pas parce que nous
pouvons décider de la nature divine, mais précisément
parce que nous ne pouvons lui poser aucune limite. » Ce
ne fut certes pas la seule proposition contradictoire que je
lui entendis énoncer : mais même à présent que je suis
vieux et plus sage qu’en ce temps-là, je n’ai pas
définitivement compris comment il pouvait avoir une telle
confiance en son ami Occam et à la fois ne jurer que sur
Bacon, selon son habitude. Il n’en reste pas moins que
c’étaient là des temps obscurs où un homme sage devait
entretenir des pensées contradictoires.
Voilà, j’ai dit de frère Guillaume des choses peutêtre
insensées, comme pour recueillir dès l’abord les
impressions décousues que j’en eus alors. Qui il fut, et ce
qu’il fit, mon bon lecteur, tu pourras peut-être mieux le
déduire des actions qu’il mena dans les jours que nous
passâmes à l’abbaye. D’ailleurs, je ne t’ai pas promis une
composition parfaite, mais bien une liste de faits (ça oui)
admirables et terribles.
Ainsi, en connaissant jour après jour mon maître, et
en passant nos longues heures de marche en de très
longues conversations dont, le cas échéant, je parlerai au
fur et à mesure, nous parvînmes au pied du mont où se
dressait l’abbaye. Et il est temps, comme jadis nous le
fîmes, que mon récit s’approche d’elle : puisse ma main ne
point trembler au moment où je m’apprête à dire tout ce
qui ensuite arriva.
PREMIER JOUR

Premier jour
PRIME
Où l’on arrive au pied de l’abbaye et Guillaume fournit
une preuve de sa grande sagacité.
C’était une belle matinée de la fin novembre. Dans la
nuit, il avait neigé un peu, mais le terrain était recouvert
d’un voile frais pas plus haut que trois doigts. En pleine
obscurité, sitôt après laudes, nous avions écouté la messe
dans un village de la vallée. Puis nous nous étions mis en
route vers les montagnes, au lever du soleil.
Comme nous grimpions par le sentier abrupt qui
serpentait autour du mont, je vis l’abbaye. Ce ne furent
pas les murailles qui l’entouraient de tous côtés qui
m’étonnèrent, semblable à d’autres que je vis dans tout le
monde chrétien, mais la masse imposante de ce que
j’appris être l’Édifice. C’était là une construction
octogonale qui, vue de loin, apparaissait comme un
tétragone (figure absolument parfaite qui exprime la
solidité et le caractère inexpugnable de la Cité de Dieu),
dont les côtés méridionaux se dressaient sur le plateau de
l’abbaye, tandis qu’au septentrion ils paraissaient s’élever
des pentes mêmes du mont d’où ils s’innervaient à-pic. Je
dis qu’en certains points, vus d’en bas, il semblait que le
rocher se prolongeait vers le ciel, sans solutions de teintes
et de matière, et devenait à un certain point donjon et
tour (ouvrage de géants qui auraient grande familiarité et
avec la terre et avec le ciel). Trois ordres de verrières
disaient le rythme ternaire et sa surélévation, si bien que
ce qui était physiquement carré sur la terre était
spirituellement triangulaire dans le ciel. À mesure qu’on
s’en approchait davantage, on comprenait que la forme
quadrangulaire produisait, à chacun de ses angles, une
tour heptagonale, dont cinq côtés s’avançaient vers
l’extérieur – quatre donc des huit côtés de l’octogone
majeur produisant quatre heptagones mineurs, qui vus de
l’extérieur apparaissaient comme des pentagones. Et il
n’est personne qui ne voie l’admirable concordance de
tant de nombres saints, chacun révélant un très subtil
sens spirituel. Huit le nombre de la perfection de tout
tétragone, quatre le nombre des évangiles, cinq le nombre
des parties du monde, sept le nombre des dons de l’Esprit
Saint. Par sa masse imposante, et par sa forme, l’Édifice
m’apparut comme plus tard il me serait donné de voir
dans le sud de la péninsule italienne Castel Unico ou
Castel dal Monte, mais par sa position inaccessible il était
des plus terribles, et capable d’engendrer de la crainte
chez le voyageur qui s’en approchait peu à peu. Et
heureusement par cette cristalline matinée d’hiver, la
construction ne m’apparut pas telle qu’on la voit dans les
jours de tempête.
Je ne dirais pourtant pas qu’elle suggérait des
sentiments joyeux. Pour ma part, j’en éprouvai de la peur,
et une inquiétude diffuse. Dieu sait qu’il ne s’agissait pas
de fantômes de mon âme immature, et que j’interprétais
exactement d’indubitables présages inscrits dans la
pierre, depuis le jour où les géants y mirent la main, et
avant que la naïve volonté des moines ne s’enhardît à la
consacrer à la garde de la parole divine.
Tandis que nos mulets avançaient péniblement
dans le dernier tournant de la montagne, là où le chemin
principal se divisait et donnait naissance à deux sentiers
latéraux, mon maître s’arrêta quelques instants,
observant les bas-côtés de la route, et la route, où une
série de pins semper virens{16} formait sur une brève
distance un toit naturel blanchi par la neige.
« Riche abbaye, dit-il. L’Abbé aime faire belle figure
dans les occasions publiques. »
Habitué que j’étais à l’entendre émettre les plus
singulières affirmations, je ne l’interrogeai pas. D’autant
que, après un autre bout de chemin, nous entendîmes des
bruits, et à un tournant apparu une troupe de moines et
de servants. L’un d’eux, comme il nous vit, vint à notre
rencontre avec une grande urbanité : « Bienvenu
seigneur, dit-il, et point ne vous étonne si j’imagine qui
vous êtes, parce que nous avons été avertis de votre
visite. Moi je suis Rémigio de Varagine, le cellérier du
monastère. Et si vous êtes, comme je le crois, frère
Guillaume de Bacqueville, il faudra en aviser l’Abbé. Toi,
ordonna-t-il en direction d’un de sa suite, remonte et
avertis que notre visiteur s’apprête à franchir
l’enceinte ! »
— Je vous remercie, seigneur cellérier, répondit
cordialement mon maître, et j’apprécie d’autant plus
votre courtoisie que pour me saluer vous avez interrompu
votre poursuite. Mais n’ayez crainte, le cheval est passé
par ici et a pris le sentier de droite. Il ne pourra pas aller
bien loin, car, arrivé au dépôt des litières, il devra
s’arrêter. Il est trop intelligent pour se précipiter le long
du terrain abrupt…
— Quand l’avez-vous vu ? demanda le cellérier.
— Nous ne l’avons pas vu du tout, n’est-ce pas,
Adso ? dit Guillaume en se tournant vers moi d’un air
amusé. Mais si vous cherchez Brunel, l’animal ne peut
être que là où j’ai dit. »
Le cellérier hésita. Il regarda Guillaume, puis le
sentier, et enfin demanda : « Brunel ? Comment savezvous
?
— Allons, allons, dit Guillaume, il est évident que
vous êtes en train de chercher Brunel{17}, le cheval préféré
de l’Abbé, le meilleur galopeur de votre écurie, avec sa
robe noire, ses cinq pieds de haut, sa queue somptueuse,
son sabot petit et rond, mais au galop très régulier ; tête
menue, oreilles étroites, mais grands yeux. Il a pris à
droite, je vous dis, et dépêchez-vous, en tout cas. »
Le cellérier eut un moment d’hésitation, puis il fit un
signe aux siens et se précipita dans le sentier de droite,
tandis que nos mulets se remettaient à monter. Alors que,
piqué de curiosité, j’allais interroger Guillaume, il me fit
signe d’attendre : et de fait, après quelques brèves
minutes, nous entendîmes des cris de jubilation, et au
tournant du sentier réapparurent moines et servants qui
ramenaient le cheval par le mors. Ils repassèrent à coté
de nous en continuant de nous regarder d’un air plutôt
ahuri, et ils nous précédèrent sur le chemin de l’abbaye.
Je crois que Guillaume ralentissait le pas de sa monture
pour leur permettre de raconter ce qui était arrivé. De
fait, j’avais eu l’occasion de me rendre compte que mon
maître, à tous égards homme de suprême vertu,
s’abandonnait au vice de la vanité quand il s’agissait de
donner la preuve de son acuité d’esprit et, comme j’en
avais déjà apprécié les dons de subtil diplomate, je
compris qu’il voulait arriver au but précédé d’une solide
renommée d’homme savant.
« Et maintenant, dites-moi (à la fin je ne sus me
retenir), comment avez-vous fait pour savoir ? »
— Mon bon Adso, dit le maître. J’ai passé tout notre
voyage à t’apprendre à reconnaître les traces par
lesquelles le monde nous parle comme un grand livre.
Alain de Lille disait que
omnis mundi
creatura
quasi liber et
pictura
nobis est in
speculum{18}
et il pensait à l’inépuisable réserve de symboles avec quoi
Dieu, à travers ses créatures, nous parle de la vie
éternelle. Mais l’univers est encore plus loquace que ne le
pensait Alain, et non seulement il parle des choses
dernières (en ce cas-là d’une matière obscure), mais aussi
des choses proches et alors là d’une façon lumineuse. J’ai
presque honte de te répéter ce que tu devrais savoir. Au
croisement, sur la neige encore fraîche, se dessinaient
avec grande clarté les empreintes des sabots d’un cheval,
qui pointaient vers le sentier à main gauche. À belle et
égale distance l’un de l’autre, ces signes disaient que le
sabot était petit et rond, et le galop d’une grande
régularité – j’en déduisis ainsi la nature du cheval et le fait
qu’il ne courait pas désordonnément comme fait un cheval
emballé. Là où les pins formaient comme un appentis
naturel, des branches avaient été fraîchement cassées
juste à la hauteur de cinq pieds. Un des buissons de
mûres, là où l’animal avoir tourné pour enfiler le sentier à
sa droite, alors qu’il secouait fièrement sa belle queue,
retenait encore dans ses épines de longs crins de jais…
Enfin, tu ne me diras pas que tu ne sais pas que ce sentier
mène au dépôt des litières, car en grimpant par le
tournant inférieur, nous avons vu la bave des détritus
descendre à-pic au pied de la tour orientale, laissant des
salissures sur la neige ; et d’après la situation du
carrefour, le sentier ne pouvait que mener dans cette
direction.
— Oui, dis-je, mais la tête menue, les oreilles
pointues, les grands yeux…
— Je ne sais pas s’il en est pourvu, mais à coup sûr
les moines le croient fermement. Isidore de Séville disait
que la beauté d’un cheval exige « ut sit exiguum caput, et
siccum prope pelle ossibus adhaerent, aures breves et
argutae, oculi magni, nares patulae, erecta cervix, com
densa et cauda, ungularum soliditate fix rotunditas »{19}.
Si le cheval dont j’ai deviné le passage n’avait pas été
vraiment le meilleur de l’écurie, on aurait peine à
expliquer pourquoi ne le poursuivaient pas les seuls
palefreniers, mais que se soit dérangé le cellérier en
personne ? Et un moine qui juge un cheval excellent, audelà
des formes naturelles, ne peut pas ne pas le voir
exactement comme les auctoritates{20} le lui ont décrit,
surtout si (et là il sourit avec malice à mon endroit) c’est
un docte bénédictin…
— Entendu, dis-je, mais pourquoi Brunel ?
— Que l’Esprit Saint te mette un peu plus de plomb
dans la tête, mon fils ! s’exclama le maître. Quel autre
nom lui aurais-tu donné si le grand Buridan{21} en
personne, qui est en passe de devenir recteur à Paris,
devant parler d’un beau cheval, ne trouva nom plus
naturel ?
Tel était mon maître. Non seulement il savait lire
dans le grand livre de la nature, mais aussi de la façon que
les moines lisaient les livres de l’Ecriture, et pensaient à
travers ceux-ci. Dons qui comme nous verrons devaient
s’avérer pour lui fort utiles dans les jours qui suivraient.
En outre, son explication me sembla à ce point-là si
évidente que l’humiliation de ne l’avoir pas trouvée tout
seul céda le pas à l’orgueil d’être dans le coup et il s’en
fallait de peu que je ne me félicitasse moi-même pour ma
finesse d’esprit. Telle est la force du vrai qui, comme le
bien, se diffuse de soi-même. Et soit loué le nom de Notre
Seigneur Jésus-Christ pour cette belle révélation que
j’eus.
Mais reprends le fil, ô mon récit, car ce moine
sénescent s’attarde trop dans les marginalia{22}. Dis plutôt
que nous arrivâmes à la grande porte de l’abbaye, et que
sur le seuil se tenait l’Abbé auquel deux novices tendaient
un petit bassin d’or rempli d’eau. Et comme nous fûmes
descendus de nos animaux, il lava les mains de Guillaume,
puis il l’embrassa en le baisant sur la bouche et en lui
donnant sa sainte bienvenue, tandis que le cellérier
s’occupait de moi.
« Merci, Abbon, dit Guillaume, c’est pour moi une
grande joie de poser le pied dans le monastère de votre
magnificence, dont la renommée a franchi ces montagnes.
Je viens comme pèlerin au nom de Notre Seigneur et
comme tel vous m’avez rendu honneur. Mais je viens
aussi au nom de notre seigneur sur cette terre, comme
vous le dira la lettre que je vous remets, et en son nom
aussi je vous remercie pour votre accueil. »
L’Abbé prit la lettre munie des sceaux impériaux et
dit qu’en tout cas la venue de Guillaume avait été
précédée par d’autres missives de ses confrères (preuve
renouvelée, me dis-je avec un certain orgueil, qu’il est
difficile de prendre un abbé bénédictin par surprise), puis
il pria le cellérier de nous conduire à nos logements, tandis
que les palefreniers se chargeaient de nos montures.
L’Abbé s’engagea à venir plus tard nous rendre visite
quand nous nous serions restaurés, et nous entrâmes
dans la grande cour où les édifices de l’abbaye
s’étendaient le long du doux plateau qui arrondissait en
une molle cuvette – ou alpe – la cime du mont.
De la disposition de l’abbaye, j’aurai l’occasion de
parler à plusieurs reprises, et plus en détail. Après la
porte (qui était l’unique passage dans les murs de
l’enceinte) s’ouvrait une allée bordée d’arbres qui menait
à l’église abbatiale. À gauche de l’allée s’étendaient une
vaste zone de potagers et, comme je le sus par la suite, le
Jardin botanique, autour des deux édifices des balnea et
de l’hôpital et l’herboristerie, qui épousait la courbe de la
muraille. Sur le fond, à gauche de l’église, se dressait
l’Édifice, séparé de l’église par une esplanade recouverte
de tombes. Le portail nord de l’église regardait vers la
tour sud de l’Édifice, qui offrait de front aux yeux du
visiteur sa tour occidentale, puis à gauche se liait à la
muraille et se précipitait avec ses tours vers l’abîme, juste
au-dessus duquel s’avançait la tour septentrionale, qu’on
voyait de biais. À droite de l’église s’étendaient certaines
constructions qui se trouvaient derrière elle et autour du
cloître : à coup sûr le dortoir, la résidence de l’Abbé et
l’hôtellerie vers où nous dirigions nos pas et que nous
atteignîmes en traversant un beau jardin. Sur le côté
droit, au-delà d’une vaste esplanade, le long de la muraille
méridionale et continuant à l’orient derrière l’église, une
série de bâtiments agricoles, étables, moulins, pressoir,
greniers et caves, et ce qui me sembla être le bâtiment
des novices. La régularité du terrain, à peine ondulé, avait
permis aux anciens constructeurs de ce lieu sacré de
respecter les impératifs de l’orientation, mieux que
n’auraient pu prétendre Honorius d’Autun{23} ou
Guillaume Durand{24}. D’après la position du soleil à cette
heure du jour, je m’avisai que la porte s’ouvrait
parfaitement à l’occident, de façon que le choeur et l’autel
fussent tournés vers l’orient ; et le soleil de bon matin
pouvait se lever en réveillant directement les moines dans
le dortoir et les animaux dans les étables. Oncques{25} ne
vis abbaye plus belle et plus admirablement orientée,
même si par la suite je connus Saint-Gall, et Cluny, et
Fontenay, et d’autres encore, peut-être plus grandes,
mais moins bien proportionnées. Contrairement aux
autres, celle-ci se signalait cependant par la masse
incommensurable de l’Édifice. Je n’avais pas l’expérience
d’un maître-maçon, mais je m’aperçus aussitôt qu’il était
beaucoup plus ancien que les constructions qui
l’entouraient, né peut-être pour d’autres fins, et que
l’ensemble abbatial s’était disposé autour de lui en des
temps postérieurs, mais de façon que l’orientation de la
grande construction se conformât à celle de l’église, ou
celle-ci à celle-là. Car l’architecture est, d’entre tous les
arts, celui qui cherche avec le plus de hardiesse à
reproduire dans son rythme l’ordre de l’univers, que les
anciens appelaient Kosmos{26}, à savoir orné, dans la
mesure où elle est comme un grand animal sur lequel
resplendissent la perfection et la proportion de tous ses
membres. Et soit loué notre Créateur qui, comme dit
Augustin{27}, a établi les choses en nombre, poids et
mesure.

Premier jour
TIERCE
Où Guillaume a une conversation instructrice avec l’Abbé.
Le Cellérier était un homme adipeux et d’aspect
vulgaire, mais jovial, chenu, mais encore robuste, petit,
mais véloce. Il nous conduisit à nos cellules dans
l’hôtellerie. Ou plutôt, il nous conduisit à la cellule assignée
à mon maître, en me promettant que le lendemain il en
libérerait une pour moi aussi dans la mesure où, bien que
novice, j’étais leur hôte, et devais donc être traité avec
tous les honneurs. Pour cette nuit-là, je pourrais dormir à
même une large et longue niche creusée dans le mur de la
cellule, où il avait fait disposer pour les serviteurs de
certains seigneurs qui désiraient être veillés pendant leur
sommeil.
Ensuite, les moines nous apportèrent vin, fromages,
olives, pains et du bon raisin sec, et nous laissèrent nous
restaurer. Nous mangeâmes et bûmes avec grand goût.
Mon maître n’avait pas les habitudes austères des
bénédictins et n’aimait pas manger en silence. Du reste, il
parlait toujours de choses tant bonnes et sages que c’était
comme si un moine nous lisait la vie des saints.
Ce jour-là, je ne pus m’empêcher de l’interroger
encore sur l’histoire du cheval.
« Cependant, dis-je, quand vous avez lu les traces
sur la neige et sur les branches, vous ne connaissiez pas
encore Brunel. D’une certaine manière, ces traces nous
parlaient de tous les chevaux de cette espèce. Ne faut-il
donc point dire que le livre de la nature nous parle
seulement par essence, comme enseignent moult
éminents théologiens ?
— Pas tout à fait, cher Adso, me répondit le maître.
Certes, ce type d’empreintes m’exprimait, si tu veux, le
cheval comme verbum mentis, et me l’eût exprimé
partout où je l’aurais trouvé. Mais l’empreinte en ce lieu
précis et à cette heure du jour me disait qu’au moins un
cheval, parmi tous les chevaux possibles, était passé par
là. Si bien que je me trouvais à mi-chemin entre
l’acquisition du concept de cheval et la connaissance d’un
cheval individuel. Et en tout cas, ce que je savais du
cheval universel m’était donné par la trace, qui était
singulière. Je pourrais dire qu’à ce moment-là j’étais
prisonnier entre la singularité de la trace et mon
ignorance, qui prenait la forme extrêmement diaphane
d’une idée nouvelle. Si tu vois quelque chose de loin et ne
comprends pas de quoi il retourne, tu te contenteras de le
définir comme un corps étendu en extension. Quand il se
sera approché de toi, tu le définiras alors comme un
animal, même si tu ne savais pas encore s’il s’agit d’un
cheval ou d’un âne. Et enfin, quand il sera plus près, tu
pourras dire que c’est un cheval, même si tu ne sais pas
encore si c’est Brunel ou Favel. Et seulement quand tu
seras à la bonne distance, tu verras que c’est Brunel
(autrement dit ce cheval et pas un autre, quelle que soit la
façon dont tu décides de l’appeler). Et là, ce sera pleine
connaissance, l’intuition du singulier. C’est ainsi qu’il y a
une heure j’étais prêt à voir arriver tous les chevaux,
mais du fait de l’étendue de mon intellect, mais bien de
l’insuffisance de mon intuition. Et la faim de mon intellect
n’a été rassasiée qu’à partir du moment où j’ai vu le
cheval singulier, que les moines conduisaient par le mors.
Alors seulement, j’ai vraiment su que mon raisonnement
précédent m’avait amené près de la vérité. Ainsi les idées,
dont j’usais précédemment pour me figurer un cheval que
je n’avais pas encore vu, étaient de purs signes, comme
les empreintes sur la neige étaient des signes de l’idée de
cheval : et on use des signes et des signes de signes dans
le seul cas où les choses nous font défaut. »
D’autres fois, je l’avais entendu parler avec un grand
scepticisme des idées universelles, et grand respect des
choses individuelles : et même par la suite, il me sembla
que cette tendance lui venait tant de sa nature de
Britannique que de sont état de franciscain. Mais ce jourlà,
je n’avais pas les forces suffisantes pour affronter des
disputes théologiques : si bien que je me recroquevillai
dans l’espace qui m’avait été imparti, m’enroulait dans
une couverture et sombrai dans un profond sommeil.
Qui serait entré aurait pu me prendre pour un tas de
hardes. Et c’est sûrement ce que fit l’Abbé quand il vint
rendre visite à Guillaume vers la troisième heure. Ce fut
ainsi que je pus écouter sans être vu leur premier
entretien. Et sans malice, parce que manifester soudain
ma présence au visiteur eût été plus discourtois que de
rester caché, comme je le fis, avec humilité.
Donc Abbon arriva. Il s’excusa pour l’intrusion,
renouvela sa bienvenue et dit qu’il devait parler à
Guillaume, en privé, d’une affaire plutôt grave.
Il commença par le féliciter de son habileté dans
l’histoire du cheval, et demanda comment il avait bien pu
faire pour donner des informations aussi sûres concernant
cette bête qu’il n’avait jamais vue. Guillaume lui expliqua
succinctement et d’un air détaché la marche qu’il avait
suivie, et l’Abbé se réjouit grandement de sa finesse
d’esprit. Il dit qu’il n’en aurait pas attendu moins de la
part d’un homme qui avait été précédé par une
renommée de grande sagacité. Il lui dit qu’il avait reçu
une lettre de l’Abbé de Farfa qui non seulement lui parlait
de la mission confiée à Guillaume par l’empereur (dont ils
s’entretiendraient ensuite les jours suivants), mais aussi
lui disait qu’en Angleterre et en Italie mon maître avait
été inquisiteur dans plusieurs procès, où il s’était
distingué pour sa perspicacité, non dépourvue d’une
grande humanité.
« J’eus grand plaisir à savoir, ajouta l’Abbé, qu’en de
nombreux cas vous avez décidé pour l’innocence de
l’accusé. Je crois, et plus que jamais en ces jours affligés,
en la présence constante du malin dans les affaires
humaines (et il jeta un regard circulaire,
imperceptiblement, comme si l’ennemi rôdait entre ces
murs), mais je crois aussi que souventes fois le malin pour
des causes secondes. Et je sais qu’il peut pousser ses
victimes à faire le mal de telle façon que la faute retombe
sur un juste, jouissant du fait que le juste soit mené au
bûcher au lieu de son succube. Souvent, les inquisiteurs,
pour donner preuve de zèle, arrachent coûte que coûte un
aveu à l’accusé, pensant qu’il n’est de bon inquisiteur que
celui qui conclut son procès en trouvant un bouc
émissaire…
— Un inquisiteur aussi peut être poussé par le
diable, dit Guillaume.
— C’est possible, admit l’Abbé avec grande cautèle,
car les desseins du Très-Haut sont impénétrables, mais ce
n’est pas moi qui jetterai l’ombre du soupçon sur des
hommes aussi méritants. Et même c’est de vous, comme
de l’un d’eux, que j’ai besoin aujourd’hui. Il s’est passé
dans cette abbaye quelque chose qui exige l’attention et le
conseil d’un homme clairvoyant et prudent comme vous
l’êtes. Clairvoyant pour découvrir et prudent (le cas
échéant) pour couvrir. De fait, il est souvent indispensable
de prouver la faute d’hommes qui devraient exceller par
leur sainteté, mais de manière à pouvoir éliminer la cause
du mal sans que le coupable soit désigné au mépris public.
Si un pasteur commet une faute, il faut isoler des autres
pasteurs, mais malheur si les brebis commençaient à se
méfier des pasteurs.
— Je comprends », dit Guillaume. J’avais déjà eu
l’occasion de noter que, dès l’instant où il s’exprimait de
cette façon si empressée et polie, il cachait d’habitude, en
toute honnêteté, son désaccord ou sa perplexité.
— Voila pourquoi, poursuivit l’Abbé, je pense que
chaque cas qui concerne la faute d’un pasteur ne peut être
confié qu’à des hommes comme vous, qui non seulement
savent distinguer le bien du mal, mais aussi ce qui est
opportun de ce qui ne l’est pas. Il me plait de songer que
vous avez condamné seulement quand ?
—… les accusés étaient coupables d’actes criminels,
d’empoisonnements, de corruption d’enfants innocents et
autres scélératesses que ma bouche n’ose pas prononcer…
—… que vous avez condamné seulement quand,
poursuivit l’Abbé sans tenir compte de l’interruption, la
présence du démon était tellement évidente aux yeux de
tous qu’on ne pouvait choisir une autre voie sans que
l’indulgence fût plus scandaleuse que le crime même ?
— Quand j’ai reconnu quelqu’un coupable, précisa
Guillaume, ce dernier avait réellement commis des crimes
d’une nature telle que je pouvais le remettre avec bonne
conscience au bras séculier. »
L’Abbé eut un instant d’incertitude : « Pourquoi,
demanda-t-il, vous attachez-vous à parler d’actions
criminelles sans vous prononcer sur leur cause
diabolique ?
— Parce que raisonner sur les causes et sur les effets
est chose fort ardue, donc je crois que l’unique juge puisse
être Dieu. Nous avons déjà le plus grand mal à saisir un
rapport entre un effet aussi évident qu’un arbre brûlé et
la foudre qui l’a incendié : alors, remonter des
enchaînements parfois très longs de causes et d’effets me
semble aussi fou que de chercher à construire une tour
qui arrive jusqu’au ciel.
— Le docteur d’Aquin, suggéra l’Abbé, n’a pas craint
de démontrer avec la force de la seule raison l’existence
du Très-Haut en remontant de cause en cause à la cause
première non causée.
— Qui suis-je donc, dit humblement Guillaume, pour
m’opposer au docteur d’Aquin ? D’autant que sa preuve
de l’existence de Dieu est étayée par tant d’autres
témoignages que sa démarche s’en voit confortée. Dieu
nous parle à l’intérieur de notre âme, comme le savait
déjà Augustin, et vous, Abbon, vous auriez chanté les
louanges du Seigneur et l’évidence de sa présence même
si Thomas n’avait pas… » Il s’arrêta, et ajouta : « Je
l’imagine.
— Oh, certes », se hâte d’assurer l’Abbé, et mon
maître brisa là, de cette très belle façon une discussion
d’école qui évidence ne lui plaisait guère. Après quoi il se
remit à parler.
« Revenons aux procès. Voyez un homme,
supposons, a été tué par empoisonnement. C’est là une
donnée de l’expérience. Il est possible que j’imagine,
devant certains signes irréfutables, que l’auteur de
l’empoisonnement est un autre homme. Sur des
enchaînements de causes aussi simples, mon esprit peut
intervenir avec une certaine confiance en son pouvoir.
Mais comment puis-je compliquer la chaîne de causalités
en imaginant que, à l’origine de l’action mauvaise, il y a
une autre intervention, cette fois-ci non humaine, mais
diabolique ? Je ne dis pas que ce n’est pas possible, le
diable aussi révèle son passage par des signes évidents,
comme votre cheval Brunel. Mais pourquoi dois-je
chercher ces preuves ? N’est-ce pas déjà suffisant si je
sais que le coupable est cet homme et si je le remets au
bras séculier ? En tous les cas, sa peine sera la mort, que
Dieu lui pardonne.
— Mais je crois savoir que dans un procès qui s’est
déroulé à Kilkenny, il y a trois ans de cela, où certaines
personnes furent accusées d’avoir commis d’ignobles
crimes, vous n’avez point nié l’intervention diabolique,
une fois les coupables identifiés.
— Mais je ne l’ai pas non plus affirmée à aucun
moment, ouvertement. Je ne l’ai point niée non plus, il est
vrai. Qui suis-je donc moi, pour émettre des jugements
sur les trames du malin, surtout, ajouta-t-il et il parut
vouloir insister sur cette raison, dans les cas où ceux qui
avaient commencé le procès d’inquisition, l’évêque, les
magistrats citoyens et le peuple tout entier, peut-être les
accusés eux-mêmes, désiraient vraiment ressentir la
présence du démon ? Voila, peut-être est-ce l’unique
vraie preuve de la présence du diable, que l’intensité avec
laquelle tous en ce moment aspirent à le savoir à
l’oeuvre…
— Or donc, vous, dit l’Abbé d’un ton soucieux, vous
me dites qu’en de nombreux procès le diable n’agit pas
seulement chez le coupable, mais peut-être et surtout
chez les juges ?
— Pourrais-je jamais avancer une affirmation
pareille ? » demanda Guillaume, et je m’aperçus que la
question était formulée de manière que l’Abbé ne pouvait
affirmer qu’il le pouvait ; et Guillaume profita de son
silence pour dévier le cours de leur dialogue. « Mais au
fond, il s’agit de choses lointaines. J’ai abandonné cette
noble activité et si je l’ai exercée c’est parce qu’ainsi en a
décidé le Seigneur…
— Certainement, admit l’Abbé.
—… et maintenant, poursuivit Guillaume, je
m’occupe d’autres délicates questions. Et je voudrais
m’occuper de celle qui vous tourmente, si vous m’en
parliez. »
Il me sembla que l’Abbé était satisfait de pouvoir
terminer cette conversation en revenant à son problème.
Il se mit donc à raconter, avec grande prudence dans le
choix des mots et longues circonlocutions, un fait singulier
qui s’était passé quelques jours auparavant et qui avait
laissé un grand trouble parmi les moines. Et il dit qu’il en
parlait à Guillaume parce que le sachant grand
connaisseur de l’âme humaine et des trames du malin, il
espérait qu’il pourrait consacrer partie de son temps
précieux à faire la lumière sur une fort douloureuse
énigme. Le hasard avait voulu qu’Adelme d’Otrante, un
moine encore jeune et pourtant déjà célèbre comme grand
maître enlumineur, et qui s’employait justement à orner
les manuscrits de la bibliothèque d’images de toute
beauté, avait été trouve un matin par un chevrier au fond
de l’escarpement dominé par la tour est de l’Édifice.
Puisque les autres moines avaient noté sa présence dans
le choeur pendant complies, mais qu’il n’avait pas reparu à
matines, il était tombé au fond de l’à-pic probablement
durant les heures les plus noires de la nuit. Nuit de grande
tempête de neige, où tombaient des flocons coupants
comme des lames, qui semblaient presque de la grêle,
poussés par un autan qui soufflait impétueusement.
Devenu mou sous cette neige qui d’abord avait fondu puis
durci en lamelles de glace, son corps avait été trouvé au
pied du surplomb, déchiqueté par les rochers où il avait
rebondi. Pauvre et fragile chose mortelle, que Dieu eût de
lui miséricorde. À cause des nombreux rebonds que le
corps avait faits dans sa chute, il n’était pas aisé de dire de
quel point exact il était tombé : certainement d’une des
verrières qui s’ouvraient sur trois ordres d’étages et sur
les trois côtés de la grosse tour exposés vers l’abime.
« Où avez-vous enseveli le pauvre corps ? S’enquit
Guillaume.
— Dans le cimetière, naturellement, répondit l’Abbé.
Peut-être l’aurez-vous remarqué, il s’étend entre le côté
septentrional de l’église, l’Édifice et le potager.
— Je vois, dit Guillaume, et je vois que votre
problème est le suivant. Si ce malheureux s’était, à Dieu
ne plaise, suicidé (puisqu’on ne pouvait penser qu’il fût
tombé accidentellement), le lendemain vous auriez trouvé
une des ces fenêtres ouvertes, tandis que vous les avez
retrouvées toutes fermées, et sans qu’au pied d'aucunes
apparussent des traces d’eau. »
L’abbé était un homme, je l’ai dit, d’un grand tact,
d’une grande allure, mais cette fois il eut un mouvement
de surprise qui lui ôta toute trace de dignité qui sied à une
personne grave et magnanime, comme le veut Aristote :
« Qui vous l’a dit ?
— Vous me l’avez dit vous-même, dit Guillaume. Si
la fenêtre avait été ouverte, vous auriez aussitôt pensé
qu’il s’y était jeté. D’après ce que j’ai pu en juger de
l’extérieur, il s’agit de grandes fenêtres à vitrage opaque
et des verrières de ce type ne s’ouvrent pas d’habitude,
dans des édifices aussi massifs, à hauteur d’homme. Si
donc elle avait été ouverte, puisqu’il est impossible que le
malheureux s’y fût penché et eût perdu l’équilibre, il ne
resterait plus qu’à penser à un suicide. En ce cas-là, vous
ne l’auriez pas laissé enterrer en terre consacrée. Mais
comme vous l’avez enterré chrétiennement, les fenêtres
devaient être fermées. Or, si elles étaient fermées,
n’ayant jamais rencontré pour ma part, pas même dans
les procès en sorcellerie un mort impénitent auquel Dieu
ou le diable aient permis de remonter de l’abîme pour
effacer les traces de son forfait, il est évident que le
suicidé présumé a été plutôt poussé, par une main
humaine ou par une force diabolique, comme on veut. Et
vous vous demandez qui peut l’avoir, je ne dis pas poussé
dans l’abîme, mais hissé contre son gré jusque sur le
rebord de la fenêtre, et vous êtes troublé par qu’une force
maléfique, naturelle ou surnaturelle c’est à voir, rôde
maintenant à travers l’abbaye.
— C’est ainsi… » dit l’Abbé, et on ne savait trop s’il
confirmait les mots de Guillaume ou se donnait raison à
lui-même des raisons que Guillaume avait si
admirablement produites. « Mais comment faites-vous
pour savoir qu’il n’y avait d’eau au pied d’aucune
verrière ?
— Puisque vous m’avez dit que soufflait l’autan, l’eau
ne pouvait être poussée contre des fenêtres qui s’ouvrent
à l’orient.
— On ne m’avait pas suffisamment dit vos vertus,
dit l’Abbé. Vous avez raison, il n’y avait point d’eau, et à
présent je sais pourquoi. Les choses se sont passées
comme vous dites. Et maintenant vous comprenez mon
angoisse. Cela eût été déjà grave si l’un de mes moines
s’était souillé de l’abominable péché de suicide. Mais j’ai
des raisons de penser qu’un autre d’entre aux s’est souillé
d’un péché tout aussi terrible. Et n’était que celui-ci…
— Avant tout, pourquoi un des moines ? Dans
l’abbaye, il y a beaucoup d’autres personnes, des
palefreniers, des chevriers, des serviteurs…
— Certes, c’est une abbaye petite, mais riche, admit
l’Abbé avec suffisance. Cent cinquante servants pour
soixante moines. Mais tout s’est passé dans l’Édifice. Là,
comme peut-être vous savez déjà, même si au premier
étage sont les cuisines et le réfectoire, aux deux étages
supérieurs il y a le scriptorium{28} et la bibliothèque.
Après le souper on ferme l’Édifice et il est une règle très
rigoureuse qui interdit à quiconque d’y accéder (il devina
la question de Guillaume et ajouta aussitôt, mais
clairement à contrecoeur) : y compris les moines
naturellement, mais…
— Mais ?
— Mais j’exclus absolument, absolument vous
comprenez, qu’un servant ait eu le courage d’y pénétrer
de nuit. » Dans ses yeux passa comme un sourire de défi,
qui fut rapide comme l’éclair, ou une étoile filante.
« Disons qu’ils auraient peur, vous savez… parfois les
ordres donnés aux gens simples, il faut les renforcer avec
quelques menaces, comme le présage qu’il puisse arriver
quelque chose de terrible au transgresseur, et par une
force surnaturelle. Un moine, en revanche…
— Je comprends.
— Non seulement, mais un moine pourrait avoir
d’autres raisons pour s’aventurer dans un lieu interdit, je
veux dire des raisons… comment dire ? Raisonnables,
fussent-elles contraires à la règle… »
Guillaume se rendit compte que l’Abbé était mal à
l’aise et il émit une question qui peut-être visait à dévier
le discours, mais qui produisit un redoublement
d’embarras.
« En parlant d’un possible homicide vous avez dit :
“‘et n’était que celui-ci”’. Qu’entendez-vous par là ?
— J’ai dit cela ? Eh bien, on ne tue pas sans raison,
pour perverse qu’elle soit. Et je tremble à la pensée de la
perversité des raisons qui peuvent avoir poussé un moine
à tuer un confrère. Voilà. C’est cela.
— Il n’y a rien d’autre ?
— Il n’y a rien d’autre que je puisse vous dire.
— Vous voulez dire qu’il n’y a rien d’autre que vous
ayez le pouvoir de dire ?
— Je vous en prie, frère Guillaume, frère
Guillaume », et l’Abbé voulut souligner et le lien religieux
et le lien fraternel. Guillaume rougit vivement et
commenta :
« Eris sacerdos in aeternum{29}.
— Merci », dit l’Abbé.
O. Seigneur Dieu, quels mystères terribles
effleurèrent en cet instant mes imprudents supérieurs,
poussés l’un par l’angoisse et l’autre par la curiosité. Car,
novice qui s’acheminait vers les mystères du saint
sacerdoce de Dieu, moi aussi humble jeune homme je
compris que l’Abbé savait quelque chose, mais qu’il l’avait
appris sous le sceau de la confession. Il avait dû savoir des
lèvres de quelqu’un certains détails criminels qui
pouvaient être en relation avec la fin tragique d’Adelme.
C’est pour cela peut-être qu’il priait frère Guillaume de
découvrir un secret qu’il soupçonnait sans pouvoir le
révéler à personne, et qu’il espérait que mon maître fît la
lumière avec les forces de l’intellect sur tout ce qu’il
devait envelopper d’ombre en vertu du sublime empire
de la charité.
« Bien, dit alors Guillaume, pourrai-je poser des
questions aux moines,
— Vous pourrez.
— Pourrai-je circuler librement dans l’abbaye ?
— Je vous en confère la faculté.
— M’investissez-vous de cette mission coram
monachos{30} ?
— Ce soir même.
— Je commencerai pourtant aujourd’hui, avant que
les moines sachent de quoi vous m’avez chargé. Et en
outre, j’avais le grand désir, et ce n’est pas la moindre
raison de mon passage ici, de visiter votre bibliothèque
dont on parle avec admiration dans toutes les abbayes de
la chrétienté. »
L’Abbé se leva presque d’un bond, le visage crispé.
« Vous pourrez circuler dans toute l’abbaye, j’ai dit.
Certes pas dans le dernier étage de l’Édifice, dans la
bibliothèque. »
— Pourquoi ?
— J’aurais dû vous l’expliquer avant, et je croyais
que vous le saviez. Vous savez que notre bibliothèque
n’est pas comme les autres…
— Je sais qu’elle renferme plus de livres que toute
autre bibliothèque chrétienne. Je sais qu’à côté de vos
armaria ceux de Bibbio ou de Pomposa, de Cluny ou de
Fleury ont l’air de la chambre d’un enfant à peine initié à
l’abécédaire. Je sais que les six mille manuscrits, dont se
targuait il y a plus de cent ans Novalesa, sont peu de
chose à côté des vôtres, et que peut-être un grand
nombre de ceux-là sont ici maintenant. Je sais que votre
abbaye est l’unique lumière que la chrétienté puisse
opposer aux trente-six bibliothèque de Bagdad, aux dis
mille manuscrits du vizir Ibn al-Alkhami, que le nombre
de vos bibles égale les deux mille quatre cents corans dont
s’enorgueillit le Caire, et que la réalité de vos armaria est
lumineuse évidence contre la fière légende des infidèles
qui, voilà des années, voulaient (intimes comme il sont du
prince du mensonge) faire accroire que la bibliothèque de
Tripoli était riche de six millions de volumes et habitée
par quatre-vingt mille commentateurs et deux cents
scribes.
— C’est ainsi, que le ciel soit loué.
— Je sais que d’entre les moines qui vivent parmi
vous, beaucoup viennent d’autres abbayes disséminées de
par le monde : qui, pour un temps limité, le temps de
copier des manuscrits introuvables ailleurs afin de les
emporter ensuite dans leur propre monastère, non sans
avoir apporté en échange quelques autres manuscrits
introuvables que de votre côté vous copierez et insérerez
dans votre trésor ; et qui, pour un très long temps, parfois
jusqu’à la mort, parce que, ici seulement, se peuvent
trouver les ouvrages qui illuminent la recherche. Et vous
avez donc parmi vous des Germains, des Daces, des
Hispaniques, des François et des Grecs. Je sais que
l’empereur Frédéric, il y a des années et des années de
cela, vous demanda de compiler pour lui un livre sur les
prophéties de Merlin et de la traduire ensuite en arabe,
pour l’envoyer comme cadeau au sultan d’Egypte. Je sais
enfin qu’une abbaye glorieuse telle que celle de Murbach,
en ces temps si tristes, n’a plus un seul scribe, qu’à Saint-
Gall sont restés peu de moines qui sachent écrire, que
c’est désormais dans les cités que naissent corporations et
guildes composées de séculiers qui travaillent pour les
universités, et que seule votre abbaye renouvelle de jour
en jour, que dis-je ? porte à des sommets toujours plus
hauts les gloires de votre ordre…
— Monasterium sine libris, cita intensivement
l’Abbé, est sicut civitas sine opibus, Castrum sine
numeris, coquina suppellectili, mensa sine cibis, hortus ine
herbis, pratum sine floribus, arbor sine foliis{31}… Et notre
ordre, en grandissant autour du double commandement
du travail et de la prière, fût lumière pour tout le monde
connu, réserve de savoir, sauvegarde d’une doctrine fort
ancienne qui menaçait de disparaître dans des incendies,
des mises à sac et des tremblements de terre, creuset
d’une nouvelle écriture et levain pour l’ancienne… Oh,
vous savez bien, nous vivons maintenant des temps très
obscurs, et je rougis de vous dire qu’il y a peu d’années de
cela le concile de Vienne a dû répéter avec force que
chaque moine a le devoir de prendre les ordres… combien
de nos abbaye, qui, il y a deux cents ans, étaient centres
resplendissants de grandeur et de sainteté, sont à présent
refuges de cagnards. L’ordre est encore puissant, mais
l’empuantissement de la ville cerne de près nos lieux
saints, le peuple de Dieu est maintenant enclin aux
commerces et aux guerres de factions, en bas dans les
grands centres habités, où ne peut s’enraciner l’esprit de
la sainteté, non seulement on par le (que peut-on
demander d’autre à des laïques ?) Mais déjà on écrit en
vulgaire, et que jamais aucun de ces volumes puisse
franchir nos murs – source d’hérésie qu’il deviendrait
fatalement ! Pour les péchés des hommes le monde est
suspendu sur le bord de l’abîme, pénétré de l’abîme
même que l’abîme invoque. Et demain, comme voulait
Honorius, les corps des hommes seront plus petits que les
nôtres, de même que les nôtres sont plus petits que ceux
des antiques. Mundus senecit. Or si Dieu a confié à notre
ordre une mission, c’est celle de s’opposer à cette course
vers l’abîme, et en conservant, en répétant et en
défendant le trésor de sagesse que nos pères nous ont
confié. La divine Providence a ordonné que le
gouvernement universel, qui au commencement du
monde était en orient, au fur et à mesure que les temps
s’approchaient, se déplaça vers l’occident pour nous
avertir que la fin du monde approche, car le cours des
événements a déjà atteint les confins de l’univers. Mais
tant que le millénaire n’écherra pas définitivement, tant
que ne triomphera pas, fût-ce pour peu de temps, la bête
immonde qui les l’Antéchrist, et nous revient de défendre
le trésor du monde chrétien, et la parole même de Dieu,
telle qu’il la dicta aux prophètes et aux apôtres, telle que
les pères l’a répétèrent sans changer un seul mot, telle
que les écoles ont cherché de la gloser, même si
aujourd’hui au coeur des écoles se love le serpent de
l’orgueil, de l’envie de la folie. Dans ce déclin nous sommes
encore en flambeaux et lumière haute sur l’horizon. Et
tant que ces murailles résisteront, nous serons les
gardiens de la Parole divine.
— Ainsi soit-il, dit Guillaume d’un ton dévot. Mais
quel rapport avec le fait qu’on ne peut visiter la
bibliothèque ?
— Voyez, frère Guillaume, dit l’abbé, pour pouvoir
réaliser l’oeuvre immense et sainte qui enrichit ses
murailles (et il indiqua la masse de l’Édifice, qu’on
n’entrevoyait par les fenêtres de la cellule, trônant au
dessus de l’église abbatiale elle-même), des hommes plats
d’abnégation ont travaillé pendant des siècles, en suivant
des règles de fer. La bibliothèque est née selon un dessein
est obscur pour tous au cours des siècles et qu’aucun des
moines n’est appelé à connaître. Seul le bibliothécaire en a
reçu le secret du bibliothécaire qui le précéda, et le
communique, encore en vie, à l’aide-bibliothécaire, de
façon que la mort ne le surprenne pas en privant ainsi de
la communauté de ce savoir. Et leurs lèvres à tous deux
sont scellées par le secret. Seul le bibliothécaire, outre
qu’il sait, a le droit de circuler dans le labyrinthe des
livres, lui seul sait où les trouver et où les remplacer, lui
seul est responsable de leur conservation. Les autres
moines travaillent dans le scriptorium et peuvent
connaître la liste des volumes que la bibliothèque
renferme. Mais souvent, une liste de titres dit fort peu,
seul le bibliothécaire sachant d’après l’emplacement du
volume, d’après le degré de son inaccessibilité, quel type
de secrets, de vérités ou de mensonges le volume recèle.
Lui seul décide comment, quand, et de l’opportunité de
pourvoir le moine qui en fait la demande, parfois après
m’avoir consulté. Parce que toutes les vérités ne sont pas
bonnes pour toutes les oreilles, tous les mensonges ne
peuvent pas être reconnus comme tels par une âme
pieuse, et les moines, enfin, sont dans le scriptorium pour
mener à bonne fin un ouvrage précis, pour lequel ils
doivent lire certains volumes et d’autres pas, et non point
pour suivre toutes les curiosités insensées donc ils
seraient pris, soit par faiblesse d’esprit, soit par orgueil,
soit par suggestion diabolique.
— Il y a donc aussi dans la bibliothèque des livres qui
contiennent des mensonges…
— Les monstres existent parce qu’ils font partie du
dessein divin et jusque dans les traits horribles des
monstres se révèlent la puissance du créateur. Ainsi par
dessein divin existent aussi les livres des mages, les
cabales des Juifs, les fables des poètes païens, les
mensonges des infidèles. Ce fut là ferme et sainte
conviction de ce qui ont voulu et soutenu cette abbaye au
cours des siècles, que, même dans les livres mensongers,
puisse transparaître, aux yeux du lecteur s’agace, une
pâle lumière de la sagesse divine. C’est pourquoi fût-ce à
ces livres la bibliothèque fait écrin. Mais précisément de
ce fait, vous comprenez, n’importe qui ne peut y pénétrer.
Et en outre, ajoute à l’Abbé comme pour s’excuser de la
pauvreté de ce dernier argument, le livre est créature
fragile, il souffre de l’usure du temps, craint les rongeurs,
les intempéries, les mains inhabiles. Si pendant cent et
cent ans tout un chacun avait pu librement toucher non
manuscrits, la plus grande partie d’entre eux n’existerait
plus. Le bibliothécaire les défend donc non seulement des
hommes, mais aussi de la nature, et consacra sa vie à
cette guerre contre les forces de l’oubli, ennemi de la
vérité.—
Ainsi nul n’entre au dernier étage de l’Édifice, sauf
deux personnes… »
L’Abbé sourit : « nul ne doit, nul ne peut. Personne,
même en le voulant, n’y réussiraient. La bibliothèque se
défend de toute seule, insondable comme la vérité qu’elle
héberge, trompeuse comme le mensonge qu’elle enserre.
Labyrinthe spirituel, c’est aussi un labyrinthe terrestre.
Vous pourriez entrer et vous ne pourriez plus sortir. Et
cela dit, je voudrai que vous vous conformiez aux règles
de l’abbaye.
— Mais vous-même de n’avez pas exclu qu’Adelme
puisse avoir déboulé d’une des fenêtres de la bibliothèque.
Et comment puis-je raisonner sur sa mort de si je ne vois
pas le lieu où pourrait avoir commencé l’histoire de sa
mort ?—
Frère Guillaume, dit l’Abbé d’un ton conciliant, un
homme qui a décrit mon cheval Brunel sans le voir et la
mort d’Adelme peuvent venir sans en connaître presque
rien n’aura point de difficulté à raisonner sur les lieux
auquel il n’a pas accès. »
Guillaume se ploya en une inclination : « Vous êtes
sage, même quand vous êtes sévère. Comme il vous
plaira.—
Si oncque était sage, de je le serais parce que je
sais être sévère, répondit l’abbé.
— Une dernière chose, demanda Guillaume,
Ubertin ?
— Il est ici. Il vous attend. Vous le trouverez à
l’église.
— Quand ?
— Toujours, sourit l’abbé. Vous savez, encore que
fort docte, il n’est pas homme à apprécier la bibliothèque.
Ils la considèrent comme une complaisance du siècle… Il
passe le plus clair de son temps à l’église en méditation, en
prières…
— Est-il vieux ? Demanda Guillaume avec hésitation.
— Depuis quand ne l’avez-vous pas vu ?
— Depuis bien des années.
— Il est las. Très détaché des choses de ce monde. Il
aura soixante-huit ans. Mais je crois qu’il a encore l’âme
de sa jeunesse.
— Je vais le chercher sans tarder, je vous
remercie. »
L’Abbé lui demanda s’il ne voulait pas s’unir à la
communauté pour le repas, après sexte. Guillaume dit
qu’il venait de manger, et fort confortablement, et qu’il
préférerait voir tout de suite Ubertin. L’Abbé salua.
Il franchissait le seuil de la cellule quand s’éleva de la
cour un hurlement déchirant, comme d’une personne
blessée à mort, que suivirent des lamentations tout aussi
atroces. « Qu’est-ce ? ! Demanda Guillaume, déconcerté.
— Rien, répondit l’abbé en souriant. En cette saison,
on tue les cochons. Du travail pour les porchers. Ce n’est
pas de ce sang là que vous devrez vous occuper. »
Il sortit, et fit tort à sa renommée d’homme prudent.
Car le matin suivant… Mais freine ton impatience, ô ma
langue pétulante. Parce que le jour dont je parle, et avant
la nuit, moult de choses encore se passèrent qu’il sera bon
de relater.

Premier jour
SEXTE
Où Adso admire le portail de l’abbatiale et Guillaume
retrouve Ubertin de Casale
L’Église n’était pas majestueuse comme d’autres que je
vis par la suite à Strasbourg, à Chartres, à Bamberg et à
Paris. Elle ressemblait plutôt à celles que j’avais déjà vues
en Italie, peu enclines à s’élever vertigineusement vers le
ciel est solidement posé à terre, souvent plus larges que
hautes ; si ce n’est qu’à un premier niveau elle était
surmontée, comme une forteresse, par une rangée de
créneaux carrés, et au-dessus de cet étage s’élevait une
seconde construction, plus qu’une tour, une solide seconde
église, surmontée d’un toit pointu et percée de sévères
fenêtres. Robuste l’église abbatiale comme en
construisaient nos anciens en Provence et Languedoc, loin
des hardiesses et de l’excès des broderies propres au
style moderne, qui seulement à une époque plus récente,
je crois, s’était enrichie, au-dessus du choeur, d’une flèche
hardiment pointée vers la voûte céleste.
Deux colonnes de droite et nues encadraient
l’entrée, qui apparaissait à première vue comme une
grande arcade unique : mais à partir des colonnes
prenaient naissance deux ébrasures qui, surmontée par
d’autres les multiples arcs, dirigeait le regard, comme
dans le coeur d’un abîme, vers le portail proprement dit,
qu’on entrevoyait dans l’ombre, surmonté d’un grand
tympan, soutenu de chaque côté par deux piédroits et au
centre par un trumeau de sculpté, qui divisait l’entrée en
deux ouvertures, défendues par des portes de chênes
renforcées de métal. À cette heure du jour, le soleil pâle
descendait quasi d’aplomb sur le toit et la lumière tombait
de biais sur la façade sans éclairer le tympan : si bien que,
passé les deux colonnes, nous nous trouvâmes d’un coup
sous la voûte presque sylvestre des voussures s’élevant
de la suite de colonnes mineures qui proportionnellement
renforçaient les contreforts. Les yeux enfin accoutumés à
la pénombre, soudain le muet discours de la pierre
historiée, accessible comme il l’était immédiatement à la
vue et à l’imagination de tous (car pictura est laicorum
literatura{32}), éblouit mon regard et me plongea dans une
vision qu’à grand-peine aujourd’hui encore ma langue
parvient à dire.
Je vis un trône placé dans le ciel et quelqu’un assis
sur le trône. Celui qui était assis avait un visage sévère et
impassible, les yeux grands ouverts dardés sur une
humanité terrestre arrivée au terme de son aventure, les
cheveux et la barbe majestueux qui retombaient sur son
visage et sa poitrine comme les eaux d’un fleuve, en
ruisseaux tous égaux et systématiquement répartis. La
couronne qu’il portait sur la tête était enrichie d’émaux et
de gemmes, la tunique impériale de pourpre se disposait
en amples volutes sur ses genoux, chargée d’orfrois{33} et
de dentelles en fils d’or et d’argent. La main senestre,
immobile sur les genoux tenait un livre scellé, la dexte se
levait en un geste de bénédiction ou de menace, je ne sais.
Le visage été illuminé par la terrifiante beauté d’un nimbe
crucifère et fleuri, et je vis briller autour du trône et au
dessus de la tête du Trônant un arc-en-ciel d’émeraude.
Devant le trône, sous les pieds du Trônant, coulait une
mer de cristal et autour du Trônant, autour du trône et
au-dessus du trône, quatre animaux terribles – je vis –
terribles pour moi qui les regardais extasié, mais dociles
et très doux pour le trônant, dont ils chantaient sans
trêve les louanges.
En vérité, tous ne pouvaient pas se dire terribles,
parce que beau est gentil m’apparut l’homme qui à ma
senestre (et à la dextre du Trônant) présentait un
volumen. Mais horriblement me parut du côté opposé un
aigle, le bec dilaté, le plumage hérissé disposé en cuirasse,
les serres puissantes, les grandes ailes ouvertes. Et au
pied du Trônant{34}, sous les deux premières figures, deux
autres, un taureau et un lion, serrant entre leurs griffes et
leurs sabots un livre, le corps tourné vers l’extérieur du
trône, mais la tête vers le trône, comme tordant les
épaules et le cou en un élan féroce, les flancs palpitants,
les membres de bêtes à l’agonie, la gueule ouverte toute
grande, les queues enroulées et torsadées comme des
serpents et s’éployant au sommet en langues de feu. L’un
et l’autre ailés, l’un et l’autre couronnés d’un nimbe,
malgré leur apparence formidable n’était pas créatures de
l’enfer, mais du ciel, et s’ils semblaient terrifiants, c’était
parce qu’ils rugissaient en adoration d’un prochain qui
jugerait les vivants et les morts.
Autour du trône, aux côtés des quatre animaux et
sous les pieds du Trônant, comme vus en transparence
sous les eaux de la mer du cristal, comme pour remplir
tout l’espace de la vision, composés selon la structure
triangulaire du tympan, s’élevant d’une base de sept plus
sept, puis à trois plus trois et ensuite à deux plus deux, de
chaque côté du trône de, se trouvaient vingt-quatre
vieillards sur vingt-quatre petits trônes, revêtus d’habits
blancs et couronnés d’or. Qui avait dans la main une
vielle, qui une coupe de parfum, et un seul jouait, tous les
autres ravis en extase, le visage tourné vers le Trônant
dont ils chantaient les louanges, les membres tors comme
ceux des animaux, de façon qu’ils pussent tous voir le
Trônant, mais non d’une manière bestiale, bien au
contraire avec des mouvements de danse extatique –
comme du danser David autour de l’arche{35} – de façon
que, où qu’ils fussent, leurs pupilles, contre la loi qui
régissait la taille des corps, convergeassent vers le même
point fulgurant. Oh, quelle harmonie d’abandon et d’élans,
de postures affectées et pourtant plaines de grâce, dans ce
langage mystique que de membres miraculeusement
délivrés du poids de la matière corporelle, nombre
annonciateur infus dans une nouvelle forme substantielle,
comme si la troupe sacrée était fouettée par un vent
impétueux, souffle de vie, frénésie de délectation,
jubilation alleluiatique prodigieusement devenue, de son
qu’elle était, images.
Corps et membres habités par l’esprit, illuminés par
la révélation, les visages bouleversés par la stupeur, les
regards exaltés par l’enthousiasme, les joues enflammées
par l’amour, les pupilles dilatées par la béatitude, l’un
foudroyé par une délicieuse consternation, l’autre
transpercé d’un plaisir consterné, qui transfiguré par
l’émerveillement, qui rajeunit par la félicité, les voilà tous
chantant avec l’expression de leurs visages, avec le drapé
de leurs tuniques, avec l’allure et la tension de leurs
membres, un cantique nouveau, les lèvres mi-closes en un
sourire de louanges éternelles. Et sous les pieds des
vieillards, et un arc au dessus d’eux et au dessus du trône
et au dessus du groupe tétramorphe, disposé en bandes
symétriques, à peine discernable l’une de l’autre tant la
science de l’art les avait rendues toutes mutuellement
proportionnées, égale dans la variété et bigarrées dans
l’unité, unique dans la diversité de diverses dans leur
conforme ensemble, en admirable congruence des parties
alliées à une séduisante suavité de teinte, miracle de
correspondance et d’harmonie de voix entre elles
dissemblable, compagnie disposée à la façon des cordes de
la cithare, consentante et sans trêve conspirante
cognation par force profonde et interne apte à opérer
l’univoque dans l’alternance même du jeu des équivoques,
ornementation et collation de créatures tour à tour
irréductible et est réduite tour à tour, oeuvre d’amoureux
enchaînement mené par une règle céleste et mondaine à
la fois (lire et ferme noeud de paix, amour, vertu, régime,
pouvoir, ordre, origine, vie, lumière, splendeur, espèce et
figure), égalité nombreuse resplendissante grâce à la
luminance de la forme sur les parties proportionnées de la
matière – voilà que s’entrelaçaient et toutes les fleurs et
les feuilles et les vrilles et les touffes et les corymbes de
toutes les herbes dont on orne les jardins de la terre et du
ciel, la violette, le cytise, le serpolet, le lys, le troène, le
narcisse, la colocase, l’acanthe, le malabathrum, la myrrhe
et les baumes du Pérou.
Mais, tandis que mon âme, ravie par ce concert de
beautés terrestres et de majestueux signaux surnaturels,
était sur le point d’exploser un homme cantique de joie,
mon oeil, accompagnant le rythme proportionnel des
rosaces fleuries aux pieds des vieillards, tomba sur les
figures qui, entrelacées, faisaient corps avec le trumeau
central qui soutenait le tympan. Qu’étaient-elles et quel
message symbolique communiquait ces trois couples de
lion dressé X transversalement disposé, rampant comme
des arcs, s’arc-boutant dans le sol de leurs pattes
postérieures et appuyant les antérieures sur la croupe de
leur propre compagnon, la crinière ébouriffée en volute
anguiforme, la gueule ouverte en un grondement
menaçant, lié au corps même du trumeau par une pâte,
où un nid, de vrilles ? Pour calmer mon esprit, comme
sans doute ils étaient là pour dompter la nature diabolique
des lions pour la transformer en illusion symbolique aux
choses supérieures, sur les côtés du trumeau était deux
figures humaines, invraisemblablement élongées, autant
que la colonne même, et jumelle de deux autres qui
symétriquement de l’un et l’autre côté leur faisaient front
sur les piédroits historiés vers l’extérieur, où chacune des
portes de chêne avait ses propres jambages : c’était donc
quatre figures de vieillards, ou paraphernaux{36} desquels
se reconnut Pierre et Paul, Jérémy et Isaïe, contorsionnés
eux aussi comme dans un pas de danse, leurs longues
mains osseuses levées doigts tendus comme des ailes, et
comme des ailes leur barbe et leurs cheveux qui ondoient
sous un vent prophétique, les plis de leur robe
immensément longue agités par leurs immenses jambes
donnant vie aux vagues et volutes, opposés aux lions,
mais de la même matière que les lions. Et tandis que mon
oeil fasciné quittait cette énigmatique polyphonie de
membres saints et de muscles infernaux, je vis sur le côté
du portail, et sous les arcs profonds, parfois historiés sur
les contreforts dans l’espace entre les fluettes colonnes
qui les soutenaient les ornaient, et encore sur la dense
végétation des chapiteaux de chaque colonne, et de là se
ramifiant vers la voûte sylvestre des multiples voussures,
d’autres visions horribles à voir, et justifiées en ce lieu
pour leur seule force parabolique et allégorique ou pour
l’enseignement moral qu’elles transmettaient : et je vis
une femme luxurieuse nue et décharnée, rongée par des
crapauds immondes, sucés par des serpents, accouplée un
satire au ventre rebondi et à pattes de griffon recouvertes
de poils hirsutes, le gosier obscène, qui hurlait sa propre
damnation, et je vis un avare, roide de la raideur de la
mort sur son lit somptueusement orné de colonnes,
désormais proie débile d’une cour de démons dont l’un lui
arrachait avec ses râles son âme en forme de petit enfant
(hélas jamais plus d’enfants à naître à la vie éternelle), et
je vis un orgueilleux sur les épaules duquel s’installait un
démon en lui plantant les griffes dans les yeux, tandis que
les deux autres gourmands se déchiraient en un corps à
corps répugnant, et d’autres créatures encore, tête de
bouc, poils de lion, gueule de panthère, prisonniers dans
une salve de flammes dont je pouvais presque sentir
l’haleine ardente. Et autour d’eux, mêlés à eux, au-dessus
d’eux est sous leurs pieds, d’autres visages et d’autres
membres, un homme et une femme qui s’empoignaient
par les cheveux, deux aspics qui gobaient les yeux d’un
damné, un homme ricanant qui dilatait de ses mains
crochues la gueule d’une hydre, et tous les animaux du
bestiaire de Satan, réunis en consistoire et placé comme
garde et couronne du trône qui leur faisait face, pour en
chantier la gloire avec leur défaite, des faunes, des êtres
au double sexe, des brutes aux mains à six doigts, des
sirènes, hippocentaures, gorgones, harpies, incubes,
dracontopodes, Minotaures, loups cerviers, léopards,
chimères, cénopères au museau de chien qui lançaient du
feu par les naseaux, dentyrans et, polycaudés, serpents
vileux, salamandres, cérastes, chélydres, couleuvres
lisses, bicéphales à l’échine armée de dents, hyènes,
loutres, corneilles, crocodiles, hydropexes aux cornes en
scie, grenouilles, griffons, singes, cynocéphales,
léoncrottes, manticores, vautours, tharandes, belettes,
chouettes, basilics, hypnales, wivre, spectafigues,
scorpions, sauriens, cétacés, scytales, amphisbènes,
schirims, dipsales, rémoras, murènes, lézards verts,
poulpes et tortues. On eût dit que la population des enfers
tout entière s’était rassemblée pour servir de vestibule,
selve obscure, lande désespérée de l’exclusion, à
l’apparition du Trônant du tympan, à son visage plein de
promesses et de menaces, eux, les vaincus de
l’Armageddon, en face de celui qui viendra séparer
définitivement les vivants et les morts. Et défaillant
(presque) devant cette vision, ne sachant plus désormais
si je me trouvais dans un lieu ami ou dans la vallée du
Jugement dernier, je fus saisi d’effroi, et non sans peine je
retins mes larmes, et il me sembla entendre (ou
l’entendis-je vraiment ?) cette voix et je vis ces visions
qui avaient accompagné mes premiers pas de novice, mes
premières lectures des livres sacrés et les nuits de
méditation dans le choeur de Melk, et dans la défaillance
de mes sens si faibles et si affaiblis j’ouïs une voix
puissante comme une trompette qui disait : « Ce que tu
vois, écris-le dans un livre » (et c’est là ce que je fais
maintenant), et je vis cette lampe d’or et au milieu des
lampes quelqu’un de semblable au fils de l’homme, la
poitrine ceinte d’une bandelette d’or, tête et cheveux
blancs comme laine blanche, les yeux comme flamme de
feu, les pieds comme bronze ardent dans la fournaise, la
voix comme le tonnerre d’un déluge, et il tenait dans sa
dextre sept étoiles et de sa bouche sortait une épée à
double tranchant. Et je vis une porte ouverte dans le ciel
et celui qui était assis me sembla comme jaspe et sardoine
et un arc-en-ciel enveloppait le trône et du trône
sortaient éclairs et tonnerres. Et le Trônant prit dans ses
mains une faux affilée et cria : « Donne de la faux et
moissonne, l’heure est venue de moissonner, car la
moisson de la terre est mûre » ; et Celui qui trônait donna
de sa faux et la terre fut moissonnée.
Alors seulement, je compris que la vision ne parlait
pas d’autre chose que de ce qui se passait dans l’abbaye et
que nous avions saisi sur les lèvres réticentes de l’abbé –
et combien de fois dans les jours qui suivirent ne revins-je
pas contempler le portail et, sur de vivre l’histoire même
qu’il racontait. Et je compris que nous étions montés
jusque-là pour être les témoins d’un grand et céleste
carnage.
Je tremblais, comme si j’étais trempé par la pluie
glacée de l’hiver. Et j’entendis une autre voix encore, mais
cette fois elle venait de dernière mon dos et c’était une
voie différente, parce qu’elle provenait de la terre et non
pas du centre resplendissant de ma vision ; elle rompait
plutôt la vision, car Guillaume (à cet instant je m’aperçu
de sa présence), jusqu’alors perdu lui aussi dans cette
contemplation, se retournait vers moi.
L’être qui se trouvait derrière nous paraissait un
moine, quoique sa coule sale et déchirée lui donnât plutôt
l’air d’un vagabond ; quant à son visage, il n’était pas
dissemblable de celui des monstres que je venais de voir
sur les chapiteaux. Dans ma vie il ne m’est jamais arrivé,
comme il arriva par contre à nombre de mes frères, d’être
visité par le diable, mais je crois que si ce dernier devait
m’apparaître un jour, incapable par décret divin de sceller
entièrement sa nature quand bien même il voudrait se
faire semblable à l’homme, il n’aurait d’autre aspect que
celui que m’offrait en cet instant notre interlocuteur. La
tête rasée, non par pénitence, mais sous l’action passée
d’un purulent eczéma, le front bas, au point que s’il avait
eu encore ses cheveux, ceux-ci se seraient confondus avec
les sourcils (qu’il avait fourni et broussailleux), les yeux
ronds, avec des pupilles petites et d’une extrême mobilité,
et le regard, innocent ou malin je ne sais, et peut-être les
deux à la fois, soudain changeant au même instant. On ne
pouvait parler de nez qu’à cause d’un os qui prenait racine
au milieu des yeux, mais comme il se détachait du visage,
il s’y enracinait aussitôt, ne devrait non plus que de
sombres cavernes, deux narines dilatées remplies de
poils. La bouche, reliée aux narines par une cicatrice, large
et ingrate, et entre la lèvre supérieure, inexistante, et
l’inférieure, proéminente et charnue, émergeaient un
rythme irrégulier des dents noires et pointues comme
celle d’un chien.
L’homme sourit (ou du moins c’est ce que je crus) et
brandissant le doigt comme pour avertir, il dit :
« Pénitenziagité ! Voye quand dracon venturus est
pour la ronger ton âme ! La mortz est super nos ! Prie que
vient le Pape saint pour libérer nos a malo de todas les
péchés ! Ah ah, vous plaît ista nécromancie de Domini
Nostri Iesu Christi ! Et même jois m’es dols et plazer m’es
dolors… Cave el diabolo ! Semper il me guette en quelque
coin pour me planter les dents dans les talons. Mais
Salvatore non est insipiens ! Bonum monasterium, et aqui
on baffre et on prie dominum nostrum. Et el reste valet
une que le cerise. Et amen. No ? »{37}
Il me faudra, au cours de cette histoire, parler
encore, et d’abondance, de cette créature et en rapporter
les propos. J’avoue qu’il m’est fort difficile de le faire, car
je ne saurais dire à présent, comme je ne le sus jamais
alors, quel genre de langue il parlait. Ce n’était pas du
latin, langue dans laquelle nous nous exprimions entre
hommes de lettres à l’abbaye, ce n’était pas du vulgaire
de ces contrées, ni d’ailleurs un vulgaire que j’eusse
oncques entendu. Je crois avoir donné une pâle idée de sa
façon de parler en reproduisant un peu plus haut (telles
que je me les rappelle) les premières paroles que je lui
entendis émettre. Quand plus tard je fus au courant de sa
vie aventureuse et des différents lieux où il avait vécu,
sans trouver racines en aucun, je me rendis compte que
Salvatore par les toutes les langues, et aucune. En somme,
il s’était inventé une langue à lui, formée de lambeaux des
langues avec lesquelles il était entré en contact – et une
fois je songeais que sa langue était, non point la langue
adamique que l’humanité heureuse avez parlée, tout le
monde uni par un seul langage, depuis les origines du
monde jusqu’à la Tour de Babel, et pas non plus une des
langues apparues après le funeste événement de leurs
divisions, mais précisément la langue babélique du
premier jour après le châtiment divin, la langue de la
confusion des premiers âges. Et d’autre part je ne pourrai
pas appeler langue le langage de Salvatore, parce que
dans chaque langue humaine il y a des règles et chaque
terme signifie ad placitum{38} une chose, selon une loi qui
ne change pas, parce que l’homme ne peut appeler le
chien une fois chien et une fois chat, ni prononcer des sons
auxquels le consensus des gens n’ait pas attribué un sens
défini, comme il arriverait acquis différer le mot « blitiri ».
Et cependant, peu ou prou, je comprenais ce que
Salvatore voulait signifier, à l’instar des autres. Preuve
qu’il ne parlait pas une, mais toutes les langues, aucune de
façon exacte, prenant ses mots tantôt dans l’une tantôt
dans l’autre. Je notais même par la suite qui pouvait
nommer une chose tantôt en latin tantôt en provençal, et
je me rendis compte que, plus qu’inventer et ses propres
phrases, il utilisait disjecta membra{39} d’autres phrases,
entendues un jour, selon la situation et les choses qu’il
voulait dire, comme s’il ne réussissait à parler d’un
aliment, en somme, qu’avec les mots des gens chez qui il
avait mangé de cet aliment, et à exprimer sa joie qu’avec
des sentences qu’il avait entendu émettre par des gens
joyeux, le jour où il avait éprouvé une joie égale. C’était
comme si son langage était à l’image de sa face, fait de
morceaux de faces d’autrui assemblés, ou encore comme
je vis parfois de précieux reliquaires (si licet magnis
componere parva{40}, ou aux choses divines, les
diaboliques) qui naissaient des débris d’autres objets
sacrés. Au moment où je le rencontrai pour la première
fois, Salvatore m’apparut, et pour son visage, et pour sa
façon de parler, comme un être non dissemblable des
croisements velus et ongulés que je venais de découvrir
sous le portail. Plus tard je m’aperçus que l’homme était
peut-être de bon coeur et de complexion facétieuse. Plus
tard encore… Mais précédent par ordre. Pour la raison
supplémentaire que, à peine eut il parlé, mon maître
l’interrogera avec grande curiosité.
« Pourquoi as-tu dit pénitenziagité ? Demanda-t-il.
— Domine frate magnificentissime, répondit
Salvatore avec une sorte de courbette, Jésus venturus est
et les homini debent faire pénitence. No ? »{41}
Guillaume le regarda fixement : « Tu es venu ici en
provenance d’un couvent de minorites{42} ?
— No comprends.
— Je te demande si tu as vécu parmi les frères de
Saint-François, je te demande si tu as connu ce que l’on
appelait les apôtres... »
Salvatore pâlit, ou plutôt son visage bronzé et bestial
devint gris. Il s’inclina profondément, prononça du bout
des lèvres un « vade retro »{43}, se signa avec dévotion et
s’enfuit en se retournant de temps à autre.
« Que lui avez-vous demandé ? »
Guillaume resta un instant pensif. « Peu importe, je
te dirai plus tard. Maintenant, entrons. Je veux trouver
Ubertin. »
La sixième heure venait juste de passer. Le soleil,
voilé, pénétrait du côté de l’occident, et donc par de rares
et étroites fenêtres, à l’intérieur de l’église. Un fin ruban
de lumière touchée encore le maître autel, dont le
paliotto{44} me sembla briller d’un éclat d’or. Les nefs
latérales étaient baignées de pénombres.
Près de la dernière chapelle avant l’autel, dans la nef
de gauche, se dressait une mince colonne où se trouvait
une Vierge de pierre, sculptée dans le style des modernes,
au sourire ineffable, au ventre proéminent, l’enfant dans
les bras, vêtue d’une robe gracieuse, avec un léger
corselet. Au pied de la vierge, en prière, presque prostré,
était un homme, vêtu des habits de l’ordre clunisien.
Nous nous approchâmes. L’homme, en entendant le
bruit de nos pas, leva son visage. C’était un vieillard, au
visage glabre, au crâne sans cheveux, avec de grands
yeux bleus, une bouche fine et rouge, la peau blanche ; à
son crâne osseux, la peau adhérait comme il en serait
d’une momie conservée dans du lait. Ses mains étaient
blanches, aux doigts longs et fins. On eut dit une fillette
fanée par une mort précoce. Il posa sur nous un regard
d’abord égaré, comme si nous l’avions troublé dans une
vision extatique, puis son visage s’illumina de joie.
« Guillaume ! S’exclama-t-il. Frère très cher ! » Il
s’éleva avec peine et se porta à la rencontre de mon
maître, l’étreignant et le baisant sur la bouche.
« Guillaume » ! Répéta-t-il, et ses yeux se mouillèrent de
larmes. « Que de temps ! Que d’épreuves le Seigneur
nous a imposées ! » Il pleura. Guillaume lui rendit son
étreinte, évidemment émue. Nous nous trouvions devant
Ubertin de Casale.
J’avais déjà entendu parler de lui et longuement,
avant même de venir en Italie, et davantage encore en
fréquentant les franciscains de la Cour Impériale.
Quelqu’un m’avait même dit que le plus grand poète de
ces temps-là, Dante Alighieri{45} de Florence, mort depuis
peu d’années, avait composé un poème (que moi je ne pus
lire, car il était écrit dans le vulgaire toscan) où l’on avait
brassé et le ciel et la terre, et dont de nombreux vers
n’étaient rien d’autre qu’une paraphrase de passages
écrits par Ubertin dans son Arbor vitae crucifixae{46}. Et
ce n’était pas la le seul mérite dont aurait pu se vanter cet
homme célèbre. Mais pour permettre à mon lecteur de
mieux saisir l’importance de cette rencontre, il faudra que
je cherche à reconstruire les vicissitudes de ces années-là,
telles que je les avais comprises, et pendant un court
séjour en Italie centrale, d’après les paroles éparses de
mon maître, et en écoutant les nombreux entretiens que
Guillaume avait eus avec abbés et moines au cours de
notre voyage.
Je chercherai d’exprimer ce que j’en avais compris,
même si je ne suis pas sûr de bien dire ces choses-là. Mes
maîtres de Melk m’avaient souvent dit qu’il est fort mal
aisé pour un Nordique de se faire des idées claires sur les
vicissitudes de religieuses et politiques d’Italie.
La péninsule, où la puissance du clergé était évidente
plus qu’en tout autre pays, et où plus qu’en tout autre
pays le clergé étalait puissance et richesse, avait donné
naissance depuis deux siècles au mois à des mouvements
d’hommes tendant à une vie plus pauvre, en polémique
avec les prêtres corrompus, dont ils refusaient jusqu’aux
sacrements, se réunissant en communautés autonomes,
et en même temps détesté par les seigneurs, par l’empire
et par les magistratures citadines.
Enfin été venu Saint-François, il avait diffusé
l’amour de pauvreté qui ne contredisait pas les préceptes
de l’Église, et par son oeuvre l’Église avait accueilli le
rappel à la sévérité des moeurs de ses anciens
mouvements et les avait purifiés des éléments de
désordre qui nichaient en eux. Il aurait dû s’ensuivre une
époque de douceur et de sainteté, mais, comme l’ordre
franciscain croissait et attirait à lui les hommes les
meilleurs, il devint trop puissant et lié aux affaires
terrestres : des franciscains en grand nombre voulurent le
ramener à la pureté d’autrefois. Chose fort ardue pour un
ordre qui au temps où j’étais à l’abbaye comptait déjà plus
de trente mille membres répandus dans le monde entier.
Mais c’est ainsi, et nombre de ces frères de Saint-François
s’opposaient à la règle que l’ordre s’était donné, en
alléguant que l’ordre avait désormais pris les façons de
ces institutions ecclésiastiques pour la réforme desquelles
il était né. Et que cela s’était déjà passé aux temps où
François était en vie, et que ses paroles et ses desseins
avaient été trahis. Beaucoup d’entre eux redécouvrirent
alors le livre de moine cistercien qui avait écrit au début
du XIIe siècle de notre ère, appelé Joachim et auquel on
attribuait le don de prophétie. De fait il avait prévu
l’avènement d’une ère nouvelle, où l’esprit de Christ,
depuis longtemps corrompu par l’oeuvre de ces faux
apôtres, se serait de nouveau incarné sur la terre. Et les
termes qu’il avait annoncés étaient tels qu’il avait paru
clair à tous qu’il parlait sans le savoir de l’ordre
franciscain. Et de cela beaucoup de franciscains s’étaient
moult réjouis, un peu trop semble-t-il, au point qu’à la
moitié du siècle, à Paris, les docteurs de la Sorbonne
condamnèrent les propositions de cet abbé Joachim, mais
on dit qu’ils en agirent ainsi parce que les franciscains (et
les dominicains) étaient en train de devenir trop
puissants, et savants dans l’université de France, et qu’on
voulait les éliminer comme hérétiques. Ce qui finalement
ne se produisit pas, pour le plus grand bien de l’Église : il
fut ainsi loisible de divulguer les oeuvres de Thomas
d’Aquin et de Bonaventure de Bagnorea{47}, qu’on ne
pouvait taxer d’hérétisme, eux. Preuve qu’à Paris aussi
on avait les idées confuses, ou que quelqu’un voulait les
confondre pour des fins personnelles. Et c’est là le mal que
fait au peuple chrétien l’hérésie, qui rend obscures les
idées et pousse chacun à devenir inquisiteur pour son
propre intérêt. Et puis ce que je vis à l’abbaye (que je
dirai plus loin) m’a fait penser que souvent ce sont les
inquisiteurs qui créent les hérétiques. Non seulement
pour les imaginer quand ils n’existent pas, mais parce
qu’ils répriment avec une telle véhémence la vérole
hérétique que nombreux sont ceux qui l’attrapent par
haine des inquisiteurs. Vraiment, un cercle conçu par le
démon, que Dieu nous en garde.
Mais je parlais de l’hérésie (si jamais elle en a été
une) joachimite. Et l’on vit en Toscane un franciscain,
Gérard de Borgo San Donnino, se faire le porte-voix des
prédictions de Joachim et considérablement
impressionner le milieu des frères mineurs. Ainsi parmi
eux s’éleva une troupe de partisans de la règle ancienne,
contre la réorganisation de l’ordre tentée par le grand
Bonaventure, qui en était devenu ensuite général. Dans
les trente dernières années du siècle passé, quand le
concile de Lyon, sauvant l’ordre franciscain contre qui
voulait l’abolir, lui accorda la propriété de tous les biens
dont il jouissait, selon qu’il était déjà légal pour les ordres
les plus anciens, certains frères dans les Marches se
rebellèrent, car ils jugeaient que l’esprit de la règle avait
été définitivement trahi, dans la mesure où un franciscain
ne doit rien posséder, ni personnellement, ni en tant que
couvent, ni en tant qu’ordre. Ils furent emprisonnés à vie.
Il ne me semble pas que, ce prêchant, ils étaient en
contradiction avec l’évangile, mais quand entre en jeu la
possession des choses terrestres, il est difficile que les
hommes raisonnent selon la justice. On me dit que des
années plus tard, le nouveau général de l’ordre, Raymond
Gaufredi, aurait trouvé ces prisonniers à Ancône et, les
libérant, leur dit : « Dieu veuille que nous fussions tous
flétris d’une pareille faute. » Signe que les dires des
hérétiques ne sont pas vrais, et que dans l’Église habitent
encore des hommes de grande vertu.
Il y avait parmi ces prisonniers libérés, Ange Clarino,
qui rencontra ensuite un frère de Provence, Pierre de
Jean Olivi, lequel prêchait les prophéties de Joachim, et
puis Ubertin de Casale, et de là naquit le mouvement des
spirituels. En ces années montait sur le trône de Saint-
Pierre un très saint ermite, Pierre du Morrone, qui régna
sous le nom de Célestin V, et qui fut accueilli avec
soulagement par les spirituels : « il se montrera saint,
avait-on dit, et observera les enseignements du Christ, il
mènera une vie angélique, tremblez prélats corrompus. »
Sans doute Célestin menait-il une vie trop angélique, ou
bien les prélats autour de lui étaient-ils trop corrompus,
ou encore n’arrivait il pas à supporter la tension d’une
guerre trop longue désormais avec l’empereur et avec les
autres rois d’Europe ; le fait est que Célestin renonça à sa
dignité et se retira dans un ermitage. Mais dans la courte
période de son règne, moins d’un an, les espérances des
spirituels furent toutes réalisées : ils se rendirent auprès
de Célestin qui fonda avec eux la communauté dite des
fratres et pauperes heremitae domini Celestini{48}. D’autre
part, alors que le Pape devait jouer le rôle de médiateur
entre les puissants cardinaux de Rome, il y en eut
certains, comme un Colonna et un Orsini, qui secrètement
soutenaient les nouvelles tendances de pauvreté : choix
en vérité fort curieux pour des hommes immensément
puissants qui vivaient agréablement au milieu de
richesses démesurées, et je n’ai jamais compris s’ils se
servaient des spirituels pour leurs fins politiques ou bien
si, en quelque sorte, ils se considéraient justifiés dans leur
vie charnelle du fait qu’ils soutenaient les tendances
spirituelles ; et sans doute il y avait du vrai dans les deux
cas, pour le peu que je comprends des choses italiennes.
Mais précisément en guise d’exemple, Ubertin avait été
accueilli comme aumônier du cardinal Orsini lorsque,
devenu le plus écouté des spirituels, il courait le risque
d’être accusé comme hérétique. Et le cardinal lui-même
lui avait servi de bouclier en Avignon.
Cependant, comme il arrive en de tels cas, d’un côté
Ange et Ubertin prêchaient selon la doctrine, de l’autre de
grandes masses de simples acceptaient cette prédication
et se répandaient à travers le pays, au-delà de tout
contrôle. C’est ainsi que l’Italie fut envahie par ces
fraticelles ou frères de la vie pauvre que beaucoup
jugèrent dangereux. Il était désormais malaisé de
distinguer les maitres spirituels, qui gardaient le contact
avec les autorités ecclésiastiques, et leurs partisans les
plus simples, qui simplement se trouveraient dorénavant
en dehors de l’ordre, demandant l’hormone et vivant au
jour le jour du travail de leurs mains, sans s’approprier
absolument rien. Ce sont là ceux que la rumeur publique
appelait désormais fraticelles, peu différents des béguins
français, qui s’inspiraient de Pierre de Jean Olivi.
Célestin V fut remplacé par Boniface VII, et ce Pape
se hâta de manifester une très faible indulgence pour
spirituels et fraticelles en général : tout juste dans les
dernières années du siècle touchant à sa fin, il signa une
bulle, Firma cautela{49}, dans laquelle il condamnait en
vrac bizoches, quêteurs errants qui gravitaient à la limite
extrême de l’ordre franciscain, et les spirituels mêmes,
autrement dit ceux qui se retranchaient de la vie de
l’ordre pour s’adonner à la vie érémitique.
Les spirituels tentèrent ensuite d’obtenir l’accord
d’autres pontifes, comme Clément V, pour pouvoir se
détacher de l’ordre d’une manière non violente. Je crois
qu’ils y auraient réussi, mais l’avènement de Jean XXII
leur ôta tout espoir. En 1316, quand il fut élu, il écrivit au
roi de Sicile pour qu’il expulsât ces frères hors de ses
terres, car nombre d’entre eux s’étaient réfugiés là-bas :
et il fit mettre aux fers Ange Clarino et les spirituels de
Provence.
Ce ne dut pas être une entreprise facile, et beaucoup
s’y opposèrent dans la curie. Le fait est qu’Ubertin et
Clarino obtinrent de décider librement d’abandonner
l’ordre, et ils furent accueillis l’un par les bénédictins,
l’autre par les célestins. Mais pour ceux qui s’obstinèrent
à mener leur vie en toute liberté, Jean fut impitoyable et
les fit persécuter par l’inquisition : beaucoup furent
brûlés.
Il avait cependant compris que pour détruire l’ivraie
des fraticelles, qui minaient à sa base l’autorité de l’Église,
il fallait condamner les propositions sur lesquels ils
fondaient leur foi. Eux, ils soutenaient que Christ et les
apôtres n’avait aucune propriété ni individuelle ni
communautaire, et le Pape condamna comme hérétique
cette idée. Chose stupéfiante, parce qu’on ne voit pas pour
quelle sorte de raison un Pape se doit de juger perverse
l’idée que le Christ fut pauvre : mais c’est que
précisément un an auparavant avait eu lieu le chapitre
général des franciscains à Pérouse, qui soutenait cette
opinion, et en condamnant les uns, le Pape condamnait
l’autre aussi. Comme je l’ai déjà dit, Le chapitre portait
grand préjudice à sa lutte contre l’empereur, c’est un fait.
Ainsi depuis lors de nombreux fraticelles, qui ne savaient
rien ni d’empire ni de Pérouse, moururent brûlés.
Je pensais à ces événements en observant un
personnage légendaire comme Ubertin. Mon maître
m’avait présenté et le vieux m’avait caressé une joue,
d’une main chaude, presque ardente. Au toucher de cette
main, j’avais compris beaucoup de choses que j’avais
entendues sur ce saint homme et d’autres que j’avais lues
dans les pages d’Arbor vitae, je comprenais le feu
mystique qui l’avait dévoré depuis sa jeunesse quand,
tout en étudiant à Paris, il s’était détourné des
spéculations théologiques et avait imaginé être
transformé en la pénitente Madeleine ; et le lien si intense
qu’il avait eu avec la sainte Angèle de Foligno par qui il
avait été initié aux trésors de la vie mystique et à
l’adoration de la croix ; et pourquoi un jour ses supérieurs,
préoccupés par l’ardeur de sa prédication, l’avaient
envoyé en retraite à la Verna.
Je scrutais ce visage, aux linéaments très doux
comme ceux de la sainte avec laquelle il avait été en
fraternel de commerce de sens au plus haut point
spiritualisés. Je devinais qui devait avoir su prendre des
traits bien plus durs quand, en 1311, le concile de Vienne,
avec la décrétale Exivi de paradiso{50} avait éliminé les
supérieurs franciscains hostiles aux spirituels, mais avait
imposé à ceux-ci de vivre en paix au sein de l’ordre, et
que ce champion du renoncement n’avait pas accepté le
prudent compromis et s’était battu pour que fût constitué
un ordre indépendant, inspiré du maximum de rigueur.
Ce grand combattant avait alors perdu sa bataille parce
qu’en ces années-là Jean XXII se faisait l’apôtre d’une
croisade contre les disciples de Pierre de Jean Olivi (au
nombre desquels il se trouvait) et condamnait les frères
de Narbonne et de Béziers. Mais Ubertin n’avait pas
hésité à défendre face au Pape la mémoire de son ami, et
le Pape, subjugué par Sa Sainteté, n’avait pas osé le
condamner, lui (même s’il avait ensuite condamné les
autres). Mieux : en cette occasion, il lui avait offert une
issue pour se sauver, d’abord en lui conseillant et puis en
lui ordonnant d‘entrer dans l’ordre clunisien. Ubertin, qui
devait être tout aussi habile (lui apparemment si désarmé
et fragile) à se gagner protection et alliance à la cour
pontificale, avait certes accepté d’entrer dans le
monastère de Glenblach dans les Flandres, mais je crois
qu’il n’y ait été jamais allé, et qu’il était resté en Avignon,
sous les armes du cardinal Orsini, pour défendre la cause
des franciscains.
Dans les derniers temps seulement (et les bruits qui
couraient manquaient de précision) sa fortune à la cour
avait décliné, il avait dû s’éloigner d’Avignon tandis que le
Pape faisait poursuivre cet homme indomptable comme
hérétique qui per mundum discurrit vagabundus{51}. De
lui, disait-on, on avait plus trace. Dans l’après-midi j’avais
appris, en suivant le dialogue entre Guillaume et l’abbé,
qu’il était maintenant caché dans cette abbaye. Et à
présent, je le voyais devant moi.
« Guillaume, disait-il, ils étaient à deux doigts de me
tuer, tu sais, j’ai dû fuir à la faveur de la nuit.
— Qui souhaitait ta mort ? Jean ?
— Non. Jean ne m’a jamais aimé, mais il m’a toujours
respecté. Au fond, c’est lui qui m’a offert un moyen
d’échapper au procès, il y a dix ans, en imposant d’entrer
chez les bénédictins, et ce faisant il a rendu cois mes
ennemis. Ils ont longtemps murmuré, ils ironisaient sur le
fait qu’un champion de la pauvreté entra dans un ordre
aussi riche, et vécut à la cour du cardinal Orsini…
Guillaume, tu sais, toi, comme je tiens aux choses de cette
terre ! Mais c’était la seule façon de rester en Avignon et
de défendre mes frères. Le Pape a peur de l’Orsini, il
n’aurait pas touché un seul de mes cheveux. Voilà trois
ans à peine qu’il m’a envoyé comme messager près le roi
d’Aragon.
— Et alors, qui te voulait du mal ?
— Tous. La curie. Par deux fois, ils ont tenté de
m’assassiner. Ils ont tenté de me réduire au silence. Tu
sais ce qui s’est passé il y a cinq ans. Deux ans auparavant
avait été condamné les béguins de Narbonne et Bérenger
Talloni, qui était l’un des juges pourtant, avait fait appel
au Pape. C’étaient des moments difficiles, Jean avait déjà
émis deux bulles contre les spirituels et Michel de Césène
en personne avait cédé
— À propos, quand arrive-t-il ?
— Il sera ici dans deux jours.
— Michel… Je ne l’ai pas vu depuis si longtemps.
Maintenant il a reconnu ses torts, il comprend ce que nous
voulions, le chapitre de Pérouse nous a donné raison. Mais
alors, jusqu’en 1318 il a cédé au Pape et lui a livré cinq
spirituels de Provence qui se cabraient à l’idée de se
soumettre. Brûlés, Guillaume… Oh, c’est horrible ! » il
cacha sa tête dans ses mains.
« Mais que c’est-il passé exactement après l’appel
de Talloni ? Demanda Guillaume.
— Jean devait rouvrir le débat, tu comprends ? Il le
devait, car même dans la curie il y avait des hommes pris
de doute. C’est alors que Jean me demanda de coucher
par écrit un mémoire sur la pauvreté. Ce fut une belle
chose Guillaume, Dieu pardonne mon orgueil…
— Je l’ai lu, Michel me l’a montré.
— Il y avait les indécis, même parmi les nôtres, le
provincial d’Aquitaine, le cardinal de Saint Vital, l’évêque
de Caffa…
— Un imbécile, dit Guillaume.
— Qu’il repose en paix, voilà deux ans qu’il s’est
envolé vers Dieu.
— Dieu n’a pas été à ce point miséricordieux. Ce fut
une fausse nouvelle, arrivée de Constantinople. Il est
encore parmi nous, on m’a dit qu’il fera partie de la
légation. Que Dieu nous garde !
— Mais il est favorable au chapitre de Pérouse, dit
Ubertin.
— Précisément. Il appartient à cette race d’hommes
qui sont toujours les meilleurs champions de leur
adversaire.
— À vrai dire, dit Ubertin, naguère il ne fut pas non
plus très utile à la cause. Et puis tout finit par un statu
quo, mais au moins on n’établit pas que l’idée était
hérétique, et cela fut important. C’est pour cette raison
que les autres ne m’ont jamais pardonné. Ils ont cherché à
me nuire par tous les moyens, ils ont dit que je été à
Sachsenhausen il y a trois ans quand Louis proclama Jean
hérétique. Et pourtant tout le monde savait qu’en juillet
j’étais en Avignon avec l’Orsini… ils trouvèrent que des
passages de la déclaration de l’empereur reflétaient mes
idées, quelle folie.
— Point tant que cela dit Guillaume. Les idées, je les
lui avais données moi, en les tirants de ta déclaration
d’Avignon, et de certaines pages d’Olivi.
— Toi ? S’exclama, entre stupeur et joie, Ubertin,
mais alors tu me donnes raison ! »
Guillaume eut l’air embarrassé : « c’étaient de
bonnes idées pour l’empereur, à ce moment-là », dit-il
évasivement.
Ubertin le regarda avec méfiance. « Ah, mais toi tu
n’y crois pas vraiment, n’est-ce pas ?
— Raconte encore, dit Guillaume, raconte comment
tu t’es sauvé de ces chiens.
— Oh oui, des chiens, Guillaume. Des chiens enragés.
Je me suis trouvé en devoir de combattre contre
Bonagrazia lui-même, sais-tu ?
— Mais Bonagrazia de Bergame est avec nous !
— Maintenant, après que je lui eus longuement
parlé. Seulement après, il fut convaincu et protesta contre
la Ad conditorem canonum{52}. Et le Pape l’a emprisonné
pendant une année.
— J’ai entendu dire qu’à présent il est proche d’un
de ses amis qui se trouvent à la curie, Guillaume d’Occam.
— Je l’ai peu connu. Je ne l’aime pas. Un homme
sans ferveur, tout en tête, rien au coeur.
— Mais c’est une belle tête.
— Possible, et elle le conduira en enfer.
— Alors je le reverrais là-bas, et nous discuterons de
logique.
— Tais-toi Guillaume, dis Ubertin en souriant avec
une immense affection, tu es meilleur que tes philosophes.
Si seulement tu avais voulu…
— Quoi ?
— Quand nous nous sommes vus la dernière en fois
en Ombrie ? Tu te souviens ? Je venais tout juste d’être
guéri de mes maux par l’intercession de cette femme
merveilleuse… Claire de Montfaucon…, murmura-t-il, le
visage radieux, Claire... ? Lorsque la nature féminine, si
naturellement perverse, se sublime dans la sainteté, elle
sait se faire alors le plus haut véhicule de la grâce. Tu sais
combien ma vie a été inspirée par la chasteté la plus pure,
Guillaume (convulsivement, il l’avait saisi par un bras), tu
sais avec quelle… féroce – oui, c’est le mot exact – avec
elle féroce soif de pénitence j’ai tenté de mortifier en moi
les palpitations de la chair, pour accueillir, transparent,
l’amour de Jésus Crucifié… Néanmoins, trois femmes
dans ma vie ont été pour moi trois messagères célestes.
Angèle de Foligno, Marguerite de Città di Castello (qui
prévit la fin de mon livre quand je n’en avais écrit qu’un
tiers), et enfin Claire de Montfaucon. Ce fut un cadeau du
ciel que moi, précisément moi, je dusse mener l’enquête
sur ces miracles en proclamer la sainteté aux foules, avant
que sainte mère l’Église fit le premier pas. Et tu étais làbas
Guillaume, et tu pouvais m’aider dans cette
entreprise, et tu n’as pas voulu…
— Mais la sainte entreprise à laquelle tu m’invitais,
c’était envoyant au bûcher Bentivenga, Jacomo et
Giovannuccio, dit lentement Guillaume.
— Ils offusquaient sa mémoire à elle, avec leurs
perversions. Et toi tu étais inquisiteur !
— Et c’est alors précisément que j’ai demandé à être
exempté de cette charge. L’histoire ne me plaisait pas. Je
serai franc : je n’ai pas aimé non plus la façon dont tu as
induit Bentivenga à avouer ses erreurs. Tu as fait mine de
vouloir entrer dans ses actes, si tant est qu’on puisse
parler de secte, tu lui as dérobé ses secrets et tu l’as fait
arrêter.
— Mais c’est ainsi qu’on procède à contre les
ennemis de Christ ! C’étaient des hérétiques, c’étaient des
pseudoapôtres, ils puaient le soufre de Fra Dolcino !
— C’étaient les amis de Claire.
— Non, Guillaume, n’effleure pas même d’une ombre
la mémoire de Claire !
— Mais dans son groupe circulaient…
— C’étaient des minorites, ils se faisaient passer
pour des spirituels, et au contraire c’étaient des frères de
la communauté ! Mais tu le sais qu’ils furent patent, lors
de l’enquête, que Bentivenga de Gubbio se proclamait
apôtre, et puis avec Giovannuccio de Bevagna il séduisait
les nonnes en leur disant que l’enfer n’existe pas, qu’on
peut satisfaire des désirs charnels sans offenser Dieu,
qu’on peut recevoir le corps de Christ (Seigneur pardonne
moi !) Après avoir couché avec une nonne, que le Seigneur
préféra Madeleine à la vierge Agnès, que ce que le
vulgaire appelle démon est Dieu en personne, parce que le
démon été la sapience et que Dieu est précisément
sapience ! Et ce fut la bienheureuse Claire, après avoir ouï
ces propos, qui eut cette vision où Dieu même lui dit que
ceux-là étaient les méchants disciples du Spiritus
Libertatis{53} !
— C’étaient des minorites, l’esprit enflammé par les
mêmes visions que celles de Claire, et souvent il n’y a pas
qu’un pas entre visions extatiques et frénésie de péché »,
dit Guillaume.
Ubertin lui serra les mains et ses yeux se voilèrent
encore de larmes : « Ne dis pas cela, Guillaume. Comment
peux – tu confondre le moment de l’amour extatique, qui
brûle tes entrailles avec le parfum de l’encens, et le
dérèglement des sens qui sent le soufre ? Bentivenga
incitait à toucher les membres nus d’un corps, affirmait
qu’ainsi seulement on obtient la libération de l’empire des
sens, homo nudus cum nuda iacebat…{54}
— Et non commiscebantur ad invicem…{55}
— Mensonges ! Ils cherchaient le plaisir, si l’aiguillon
charnel se faisait sentir, il ne considérait pas comme péché
que pour l’émousser hommes et femmes couchassent
ensemble, et que l’un toucha, et baisât l’autre de partout,
et que celui-là unît son ventre nu au ventre nu de cellelà
! »
J’avoue que la manière dont Ubertin stigmatisait le
vice chez les autres, ne m’induisait pas à des pensers
vertueux. Mon maître dut s’apercevoir de mon trouble, et
il interrompit le saint homme.
« Tu es un esprit ardent, Ubertin, dans l’amour de
Dieu comme dans la haine contre le mal. Ce que je voulais
dire, c’est qu’il y a peu de différence entre l’ardeur des
Séraphins et l’ardeur de Lucifer, parce qu’ils naissent
toujours d’un transport extrême de la volonté.
— Oh, il y a une différence, et j’en sais quelque
chose ! Dit Ubertin inspiré. Tu veux dire qu’entre vouloir
le bien et vouloir le mal, il n’y a qu’un pas parce qu’il s’agit
toujours de diriger la même volonté. Cela est vrai. Mais la
différence se trouve dans l’objet, et l’objet est nettement
reconnaissable. D’un côté Dieu, d’un autre côté le diable.
— Et moi je crains de ne plus savoir distinguer,
Ubertin. N’est-ce pas ton Angèle de Foligno qui fit le récit
du jour où, ravie en esprit, elle passa un certain temps
dans le sépulcre de Christ ? Ne dit-elle pas comment
d’abord elle lui baisa la poitrine et le vit gisant les yeux
clos, qu’ensuite elle baisa sa bouche et sentit s’exhaler de
ses lèvres une indicible odeur pleine de douceurs, et
qu’après une courte pause, elle posa sa joue sur l’ajout de
Christ et le Christ approcha sa main de sa joue à elle et la
serra à lui et – ainsi s’exprima telle – et son bonheur fut
à son comble ?...
— Quel rapport avec le transport des sens ?
Demanda Ubertin. Ce fut une expérience mystique, et le
corps était celui de Notre Seigneur.
— Sans doute me suis–je habitué à Oxford, dit
Guillaume, où l’expérience mystique aussi était d’un autre
genre…
— Tous dans la tête, souris Ubertin.
— Ou dans les yeux. Dieu senti comme lumière, dans
les rayons du soleil, dans les images des miroirs, dans la
distribution des couleurs sur les parties de la matière
ordonnée, dans les reflets du jour sur les feuilles
mouillées… N’est-il pas, cet amour, plus près de celui de
François quand il loue Dieu dans ces créatures, fleurs,
herbes, eau, air ? Je ne crois pas que de cette qualité
d’amour puisse surgir quelque embûche. Quand je n’aime
guère un amour qui transfère dans l’entretien avec le
Très-Haut les frissons qu’on éprouve au contact de la
chair…
— Tu blasphèmes, Guillaume ! Ce n’est pas la même
chose. Il y a un abime entre l’extase du coeur aimant de
Jésus Crucifié et l’extase corrompue des pseudoapôtres
de Montfaucon…
— Ce n’étaient pas des pseudoapôtres, c’étaient des
frères du Libre Esprit, tu l’as dit toi-même.
— Et quelle différence cela fait-il ? Tu n’as pas tout
su de ce procès, moi-même je n’ai pas eu l’audace de
mettre aux actes certains aveux, pour ne pas effleurer, ne
fut –ce qu’un instant, de l’ombre du démon l’atmosphère
de sainteté que Claire avait créée en ce lieu. Mais j’ai su
de ces choses, de ces choses, Guillaume ! Ils se
réunissaient nuitamment dans une cave, prenaient un
enfant à peine né, se le lançaient de l’un à l’autre jusqu’à
ce que mort s’ensuive, à force de coups… ou d’autres
choses… Et qui le recevait vivant pour la dernière fois, et
le voyait mourir entre ses mains, devenait le chef de la
secte… Le corps de l’enfant était alors déchiré, et mélangé
à de la farine, pour en faire des hosties blasphématoires !
— Ubertin, dit Guillaume avec fermeté, ces choses
ont été dites, il y a des siècles, par les évêques arméniens,
de la secte des pauliciens. Et des bogomiles.
— Et puis après ? Le démon est obtus, il suit un
rythme dans ces embûches et dans ses séductions, il
répète ses propres rites à la distance de millénaires, il est
toujours le même, et c’est précisément pour cela qu’on le
reconnaît comme l’ennemi ! Je te jure, ils allumaient des
cierges, la nuit de Pâques, et amenaient des fillettes dans
la cave. Puis ils atteignaient les cierges et se jetaient sur
elles, fussent-elles liées à eux par les liens du sang… Et si
de cette étreinte naissait un enfant, recommençait le rite
infernal, tout autour d’un vase plein de vin, qu’ils
appelaient le baricaut, de s’enivrer, et ils coupaient en
morceaux l’enfant, et en versaient le sang dans une coupe,
et ils jetaient des enfants encore vivants dans le feu, et ils
mêlaient les cendres de l’enfant, son sang, et ils buvaient !
— Mais tout cela, Michel Psello{56} l’écrivait dans le
livre sur les opérations de démon, il y a 300 ans ! Qui t’a
raconté ces choses-là ?
— Eux, Bentivenga et les autres, et sous torture !
— Il n’y qu’une seule chose qui excite les animaux
plus que le plaisir, c’est la douleur. Sous l’effet de la
torture si tu vis comme sous l’empire d’herbes qui
donnent la division. Tout ce que tu as entendu raconter,
tout ce que tu as lu, te revient à l’esprit, comme si tu étais
transporté, non pas vers le ciel, mais vers l’enfer. Sous la
torture tu dis non seulement ce que veut l’inquisiteur,
mais aussi ce que tu imagines qui peut lui être agréable,
parce qu’il s’établit un lien – certes, vraiment diabolique
ce lien la voici – entre toi et lui... Je connais tout cela,
Ubertin, j’ai fait parti moi aussi de ces groupes d’hommes
qui croient produire la vérité avec le fer incandescent. Eh
bien, sache-le, l’incandescence de la vérité et d’une autre
flamme. Sous la torture, Bentivenga peut avoir dit les
mensonges les plus absurdes, parce que ce n’était plus lui
qui parlait, mais sa luxure, les démons de son âme.
— Sa luxure ?
— Oui il y a une luxure de la douleur, comme il y ait
une luxure de l’adoration et même une luxure de
l’humilité. S’il en fallut si peu aux anges rebelles pour
changer leur ardeur d’adoration et d’humilité en orgueils
et révoltes ardents, que dire de l’être humain ? Voilà,
maintenant tu le sais, ce fut cette pensée qui me saisit au
cours de mes inquisitions. Et ce fut pour cela que je
renonçai à cette activité. Me manquera le courage
d’enquêter sur les faiblesses des méchants, car je
découvris que ce sont les mêmes faiblesses que celle des
saints. »
Ubertin avait écouté les dernières paroles de
Guillaume comme s’il ne comprenait pas ce qu’il disait. À
l’expression de son visage, de plus en plus empreint d’une
affectueuse commisération, je compris qu’il considérait
Guillaume comme en proie à des sentiments fort
coupables, qu’il lui pardonnait parce qu’il l’aimait
beaucoup. Il interrompit, et dit d’un ton plein
d’amertume : « Peu importe. Si tu avais cette impression,
tu as bien fait de t’arrêter. Il faut combattre les
tentations. Pourtant ton appui ne manqua, et nous
aurions pu mettre en déroute cette troupe de malheur. En
revanche, tu sais ce qui arriva, je fus moi-même accusé
d’être trop accommodant avec eux, et je fus soupçonné
d’hérésie. Tu as été trop faible toi aussi, dans le combat
contre le mal. Le mal, Guillaume : n’aura-t-elle jamais que
cesse cette condamnation, cette ombre, cette boue qui
nous empêche de toucher à la source ? » Il s’approcha
davantage encore de Guillaume, comme s’il craignait que
quelqu’un ne l’entendît : « Même ici, même entre ces
murs consacrés à la prière, le sais-tu ?
— Je le sais, l’abbé m’a parlé, il m’a même demandé
de l’aider à faire toute la lumière vous.
— Et alors, espionne, fouille, observe avec un oeil de
lynx dans deux directions, la luxure et l’orgueil...
— La luxure ?
— Oui, la luxure. Il y avait quelque chose de... De
féminin, et donc de diabolique dans ce jeune homme qui
est mort. Il avait des yeux de fille qui cherche le
commerce avec un incube. Mais je t’ai dit l’orgueil aussi,
l’orgueil de l’esprit, dans ce monastère consacré à l’orgueil
de la parole, à l’illusion de la science...
— Si tu sais quelque chose, aide-moi.
— Je ne sais rien. Il n’y a rien que moi je sache. Mais
certaines choses se sentent avec le coeur. Laisse parler ton
coeur, interroge les visages, n’écoute pas les langues...
Mais allons, pourquoi devons-nous parler de ses tristesses
et effrayer notre jeune ami ? » Il me regarde d’un de ses
yeux bleus, en effleurant ma joue de ses doigts longs et
blancs, et il s’en fallut de peu que d’instinct je n’eusse un
mouvement de recul ; je me retins et fis bien, car je
l’aurais offensé, et son intention était pure. « Parle-moi
plutôt de toi, dit-il en se tournant de nouveau, Guillaume.
Qu’as-tu fait depuis lors ? Voilà déjà passés...
— Dix-huit ans. Je suis revenu dans mes terres. J’ai
encore étudié à Oxford. J’ai étudié la nature.
— La nature est bonne parce qu’elle est fille de Dieu,
dit Ubertin.
— Et Dieu doit être bon, s’il a engendré la nature,
sourit Guillaume. J’ai étudié, j’ai rencontré des amis d’une
grande sagesse. Puis j’ai connu Marsile, ses idées sur
l’empire, sur le peuple, sur une nouvelle loi pour le règne
de la Terre m’ont attiré, et j’ai fini ainsi dans ce groupe de
nos frères qui conseillent l’empereur. Mais ces choses, tu
les sais, je t’avais écrit. J’ai exulté quand à Bobbio on m’a
dit que tu étais ici. Nous te croyions perdu. Mais
maintenant que tu es avec nous, qui pourra nous être
grandement utile dans quelques jours, quand arrivera
Michel. La discussion sera rude.
— Je n’aurai guère plus à dire que ce que j’ai déjà dit
il y a cinq ans en Avignon. Qui viendra avec Michel ?
— Certains qui furent au chapitre de Pérouse,
Arnaud d’Aquitaine, Hugues de Newcastel...
— Qui ? Demanda Ubertin.
— Hugues de Novocastrum, excuse-moi, j’utilise ma
langue même quand je parle en bon latin. Et puis
Guillaume Alnwick. Et du côté des franciscains
avignonnais, nous pourrons compter sur Jérôme, l’idiot de
Caffa, et peut-être viendront Bérenger Talloni et
Bonagrazia de Bergame.
— Espérons en Dieu, dit Ubertin. Ces derniers ne
voudront pas se mettre trop à dos le pape. Et qui y aurat-
il pour soutenir les positions de la Curie, je veux dire
parmi les durs de coeur ?
— D’après les lettres qui ne me sont parvenues, il y
aura, j’imagine, Laurent Decoalcone...
— Un homme rusé.
— Jean d’Anneaux...
— Celui-ci est subtil en théologie, garde-t’en.
— Nous nous en garderons. Et enfin Jean de Beaune.
— Il aura affaire à Bérenger Talloni.
— Oui, je crois vraiment que nous nous amuserons
beaucoup », dit mon maître d’excellente humeur. Ubertin
le regarda avec un sourire incertain.
« Je ne comprends jamais quand vous, Anglais, vous
parlez sérieusement. Il n’y a rien d’amusant dans une
question aussi grave. Il en va de la survivance de l’ordre,
qui est le tien et qui, au profond de mon coeur, et encore le
mien. Mais moi j’adjugerai Michel de ne pas aller en
Avignon. Jean le veux, le cherche, l’invite avait trop
d’insistance. Méfiez-vous de ce vieux Français. Oh !
Seigneur, est dans quelle main est tombé ton l’église ! » Il
tourne la tête vers l’autel. « Transformée en prostituée,
amollie dans le luxe, elle se vautre dans la luxure comme
une couleuvre en chaleur ! De la pureté nue de l’étable de
Bethléem, bois comme fut bois le lignum vitae{57} de la
croix, aux bacchanales d’or et de pierres, regarde, même
ici, tu as vu le portail, en échappe pas à l’orgueil des
images ! Ils sont enfin proches du jour de l’Antéchrist, et
moi j’ai peur, Guillaume ! » Il regarda tout autour de lui,
fixant ses yeux écarquillés sur les nefs sombres, comme si
l’Antéchrist devait apparaître d’un moment à l’autre, et
moins en vérité je m’attendais à l’apercevoir. « Ses
lieutenants sont déjà ici, envoyés comme le Christ envoya
les apôtres de par le monde ! Ils foulent au pied de la Cité
de Dieu, séduisent par la ruse, l’hypocrisie et la violence.
C’est alors que viendra le moment où Dieu devra envoyer
ses serviteurs, Elie et Enoch, qu’il a gardé encore en vie
dans le paradis terrestre pour qu’un jour ils confondent
l’Antéchrist, et ils viendront prophétiser, vêtus de toile, et
ils prêcheront la pénitence par l’exemple et par la parole...
— Ils sont déjà arrivés, Ubertin, dit Guillaume, en
montrant sa coule de franciscain.
— Mais ils n’ont pas encore vaincu, c’est le moment
où l’Antéchrist, plein de fureur, ordonna de tuer Enoch et
Elie et leurs corps pour que chacun puisse voir et tremble
de vouloir imiter. Comme ils voulaient me tuer moi... »
Alors, en cet instant, terrifié, je pensais qu’Ubertin
était en proie à une sorte de divine manie, et j’étais plein
d’appréhension pour sa raison. Maintenant, avec le recul
du temps, sachant ce que je sais, c’est-à-dire qu’il fut,
quelques années plus tard, mystérieusement tué dans
une ville allemande, et ont su jamais par qui, je suis
encore plus terrifié, car, d’évidence, en cette lointaine de
soirée Ubertin prophétisait.
« Tu le sais, l’abbé Joachim avait dit la vérité. Nous
sommes arrivés au sixième soir de l’histoire humaine, où
apparaîtront deux Antéchrists, Antéchrist mystique et
Antéchrist proprement dit, ce qui arrive à présent dans la
sixième époque, après qu’est apparu François pour
configurer dans sa chair même les cinq plaies de Jésus
crucifié. Boniface fut l’Antéchrist mystique, et l’abdication
de Célestin ne fut pas valable, Boniface fut la bête qui
vient de la mer et dont les sept têtes représentent les
offenses aux péchés capitaux et les dix cornes les offenses
aux commandements, et les cardinaux qui l’entouraient
étaient les locustes, dont le corps est Appolyon ! Mais le
nombre de la bête, si tu dis son nom en lettres grecques,
est Benedicti ! » Il me fixa pour voir si j’avais compris et
leva un doigt en m’avertissant. « Benoît XI fut
l’Antéchrist proprement dit, la bête qui monte de la
Terre ! Dieu a permis qu’un tel monstre de vice et
d’iniquité gouvernât son Église pour que les vertus de son
successeur resplendissent de gloire !
— Mais père, objectai-je avec un filet de voix, en
prenant mon courage à deux mains, son successeur est
Jean ! »
Ubertin se posa une main sur le front comme pour
effacer un rêve agaçant. Il respirait avec peine, il était las.
« Hé oui ! Les calculs étaient faux, nous sommes encore
dans l’attente du pape angélique... Cependant sont
apparus François et Dominique. » Il leva les yeux au ciel
et dit comme une prière (mais je fus sûr qu’il récitait une
page de son grand livre sur un arbre de la vie) : « Quorum
primus seraphico calculo purgatus et ardore celico
inflammatus totum incendere videbatur. Secundus vero
verbo predicationis fecundus super mundi tenebras
clarius radiavit{58}... Oui, si ce sont là les promesses, le
pape angélique devra encore venir.
— Et ainsi soit-il, Ubertin, dit Guillaume. En
attendant moi je suis ici pour empêcher que soit chassé de
l’empereur humain. Ton pape angélique, fra Dolcino en
parlait lui aussi...
— Ne prononce plus le nom de ce serpent ! hurla
Ubertin, et pour la première fois je le vis se transformer,
d’affligé qu’il était, en être courroucé. Il a souligné la
parole de Joachim de Calabre est en fait levain de mort et
d’ordure ! Messager de l’Antéchrist, s’il en fut. Mais toi,
Guillaume, tu parles ainsi, car en vérité ne croit pas en
l’avènement de l’Antéchrist et tes maîtres d’Oxford t’ont
appris à idolâtrer la raison en tarissant les sources
prophétiques de ton coeur !
— Erreur, Ubertin, répondit avec grand sérieux
Guillaume. Tu sais que d’entre mes maîtres, je vénère
plus que tout autre Roger bacon...
— Qui extravaguait avec ses machines volantes,
railla amèrement Ubertin.
— Qui a parlé clairement, avec transparence, de
l’Antéchrist, en a avisé les signes dans la corruption du
monde et dans l’affaiblissement de la sapience. Mais il a
enseigné qu’il n’est qu’une seule façon pour nous préparer
sa venue : étudier les secrets de la nature, se servir du
savoir pour améliorer le genre humain. Tu peux te
préparer à combattre l’Antéchrist en étudiant la vertu
curative des herbes, la nature des pierres, et jusqu’en
projetant les machines volantes dont tu te ris.
— L’Antéchrist de ton Bacon était prétexte pour
cultiver l’orgueil de raison.
— Saint prétexte.
— Rien de ce qui est prétextueux n’est saint.
Guillaume, tu sais que je t’aime. Je sais que je compte
beaucoup sur toi. Châtie ton intelligence, apprends à
pleurer sur les plaies du seigneur, jette tes livres.
— Je ne conserverai que le tien », sourit Guillaume.
Ubertin sourit lui aussi et le menaça du doigt : « Sot
d’Anglais. Il ne rit pas trop de tes semblables. Mieux :
ceux que tu ne peux pas aimer, crains-les. Garde-toi de
l’abbaye. Cet endroit ne me plaît guère.
— Justement, je veux davantage le connaître, dit
Guillaume en prenant congé. Allons, Adso.
— Moi, je te dis qu’il n’est pas bon, et toi tu dis que
tu veux le connaître. Ah ! Dit Ubertin en secouant la tête.
— À propos, dit encore Guillaume arrivé au milieu de
la nef, quel est ce moine qui a l’air d’un animal et parle la
langue de Babel ?
— Salvatore ? » Ubertin se retourna, qui s’était déjà
agenouillée. « Je crois avoir fait don moi-même à cette
abbaye... Avec le cellérier. Quand j’ai quitté le froc
franciscain, je suis revenu pendant un certain temps dans
mon vieux couvent à Casale, et là je trouvai d’autres
frères aux abois, parce que la communauté les accusait
d’être des spirituels de ma secte... C’est leur expression.
Je me prodiguai en leur faveur, obtenant qu’ils pussent
suivre mon exemple. Et deux d’entre eux, Salvatore et
Rémigio, je les ai justement trouvés ici, à mon arrivée
l’année dernière. Salvatore... Il a vraiment l’air d’une
bête. Mais il est serviable. »
Guillaume hésita un instant. « Je l’ai entendu dire
pénitenziagité. »
Ubertin se tue. Il agit à une main comme pour
chasser une pensée importune. « Non, je ne crois pas. Tu
sais bien comment sont ses frères lais. Gens de la
campagne, qui ont sans doute entendu quelques
prédicateurs errants, ils ne savent pas ce qu’ils disent.
J’aurais bien d’autres choses à reprocher à Salvatore,
c’est une bête gloutonne et luxurieuse. Mais rien, contre
l’orthodoxie. Non, l’abbaye est atteinte de notre mal,
cherche-le chez qui sait trop, pas chez qui ne s’est rien. Ne
bâtis pas un château de soupçons sur un mot.
— Je ne le ferai jamais, répondit Guillaume. J’ai
cessé d’être inquisiteur justement pour ne pas faire de ces
constructions. Cependant, il me plaît de me mettre à
l’écoute des mots aussi, et puis d’y penser.
— Tu penses trop. Jeune homme, dit-il en
s’adressant à moi, ne puise pas trop de mauvais exemple
chez ton maître. L’unique chose à quoi on doit penser, et
je m’en rends compte sur la fin de ma vie, c’est à la mort.
Mors est quies viatoris –finis est omnis laboris{59}.
Laissez-moi prier. »

Premier jour
VERS NONE
Où Guillaume à un dialogue fort docte avec Séverin
l’herboriste.
Nous reparcourûmes la nef centrale et sortîmes par le
portail où nous étions entrés. J’avais encore les paroles
d’Ubertin, toutes ces paroles, qui bourdonnaient dans ma
tête.
« C’est un homme... bizarre, osai-je dire à Guillaume.
— C’est, où il a été, sous de nombreux aspects, un grand
homme. Mais précisément pour cela, il est bizarre. Ce
sont les hommes petits qui paraissent normaux. Ubertin
aurait pu devenir un des hérétiques qui contribué à faire
brûler, où un cardinal de la Sainte Église romaine. Il a
frôlé l’une ou l’autre perversion. Quand je parle avec
Ubertin, j’ai l’impression que l’enfer c’est le paradis
regardé de l’autre côté. »
Je ne compris pas ce qu’il voulait dire : « De quel côté ?
Demandai-je.
— Hé oui, admit Guillaume, il s’agit de savoir s’il y a des
parties ou s’il y a un tout. Mais ne m’écoute pas. Et ne
regarde plus le portail, dit-il en me donnant une légère
tape sur la nuque alors que je me retournais, aimanté par
les sculptures que j’avais vues à l’entrée. Pour aujourd’hui
tu as été assez effrayé. Par tout le monde. »
Tandis que je me retournais vers la sortie, je vis
devant moi un autre moine. Il pouvait avoir le même âge
que Guillaume. Il nous sourit et nous salua avec urbanité.
Il dit qu’il se nommait Séverin de Sant’Emmerano, et qu’il
était le père herboriste, qu’il avait la charge des bains, de
l’hôpital, et des potagers, et qui se mettait à notre service
si nous voulions nous mieux orienter dans l’enceinte de
l’abbaye.
Guillaume le remercia est dit qu’il avait déjà noté, en
entrant, le splendide potager qui lui semblait contenir non
seulement des herbes comestibles, mais aussi des plantes
médicinales, pour autant qu’on pouvait en juger à travers
la neige.
« Un été ou au printemps, avec la variété de ses
herbes, chacune ornée de ces fleurs, ce jardin chante le
mieux les louanges du Créateur, dit le Séverin en guise
d’excuse. Pourtant même en cette saison, l’oeil de
l’herboriste voit à travers les branches sèches les plantes
qui pousseront et peut tout dire que ce jardin est plus
riche que ne le fut jamais un herbier, et plus bigarré, pour
superbes qu’en soient ses miniaturisations. Et puis en
hiver aussi croissent les bonnes herbes, et j’en garde
d’autres récoltées et prêtes dans les vases que j’ai au
laboratoire. Ainsi avec les racines de la petite oseille on
soigne les catarrhes, et avec une décoction de racines
d’althée ont fait des compresses pour les maladies de la
peau, avec la bardane on cicatrise les eczémas, en
triturant et en broyant le rhizome de la bistorte on soigne
les diarrhées et certains maux chez les femmes, le poivre
est un bon digestif, le pape d’âne est parfait pour la toux,
et nous avons de la bonne gentiane pour digérer, et du,
glycyrrhiza , et du genièvre pour en faire de bonnes
infusions le sureau dont l’écorce sert à une décoction pour
le foie, la saponaire dont il faut laisser macérer les racines
dans de l’eau froide, pour le catarrhe, et la valériane dont
vous n’ignorez pas les vertus.
— Vous avez des herbes d’une grande diversité et
propres à différents climats. Comment cela se fait-il ?
— D’un côté, je le dois à la miséricorde du Seigneur,
qui a situé notre plateau à cheval sur une chaîne de
montagnes qui voit la mer au sud, et en reçoit les vents
chauds, et au nord la montagne la plus haute dont il reçoit
les baumes sylvestres. Et d’un autre côté je le dois à la
pratique de l’art, que j’ai indignement acquise par la
volonté de mes maîtres. Il est des plantes qui poussent en
climat hostile, si tu soignes leur terrain environnant, et
leur nourriture, et leur croissance.
— Mais avez-vous aussi des plantes uniquement
bonnes à manger ? Demandai-je.
— Mon jeune poulain affamé, il n’y a point de plantes
bonnes à manger qui ne le soient aussi pour se soigner, si
tu les prends dans une juste mesure. Seul l’excès en fait
des agents de maladie. Prends la courge. Elle est de
nature froide et humide et apaise la soif, mais si tu la
manges gâtée elle provoque des diarrhées et il faut
resserrer tes viscères avec un mélange de saumure et de
sénevé. Et les oignons ? Chauds et humides, pris en petite
quantité, ils augmentent la puissance du coït,
naturellement pour ceux qui n’ont pas prononcé nos
voeux ; en grande quantité ils donnent des lourdeurs de
tête et il faut les contrecarrer avec du lait et du vinaigre.
Excellente raison, ajoutait-il avec malice, pour qu’un jeune
moine en mange toujours avec parcimonie. Mange de l’ail
au contraire. Chaud et sec, il est bon contre les poisons.
Mais n’exagère pas, il fait expulser de trop d’humeurs du
cerveau. Les haricots en revanche produisent de l’urine et
engraissent, deux choses excellentes. Mais ils donnent de
mauvais rêves. Beaucoup moins cependant que certaines
herbes, car il y en a aussi qui provoquent de mauvaises
visions.
— Lesquelles ? Demandai-je.
— Eh, eh, notre novice veut en savoir trop. Ce sont
choses que seul l’herboriste doit savoir, sinon n’importe
quel inconscient pourrait se promener en administrant
des visions, autrement dit en mentant avec les herbes.
— Mais il suffit d’un peu d’ortie, dit alors Guillaume,
ou de roybra, ou d’olieribus, et on est protégé contre les
visions. J’espère que vous avez ici ces bonnes herbes. »
Séverin regarda le mettre à la dérobée : « tu
t’intéresses à l’herboristerie ?
— Fort peu, dit modestement Guillaume. J’ai eu
autrefois entre les mains le Theatrum Sanitatis{60}
d’Ububkasym de Baldach...
— Abul Asan al Muktar ibn Botlan{61}.
— Ou Ellucasim Elimittar, comme tu veux. Je me
demande si on pourra en trouver un exemplaire ici.
— Et des plus beaux, avec moult images de
précieuse facture.
— Loué soit le ciel. Et le De virtutibus herbarum de
Platearius{62} ?
— Celui-là aussi, et le De plantis d’Aristote traduit
par Alfred de Sareshel.
— J’ai entendu dire qu’il n’est pas vraiment
d’Aristote, observa Guillaume, comme on découvrit que le
De causis non plus n’était pas d’Aristote.
— En tout cas, c’est un grand livre », observe
Séverin, et mon maître en convint avec beaucoup de
ferveur sans demander si l’herboriste parlait du De
plantis ou du De causis, deux ouvrages que je ne
connaissais pas, mais dont je conclus, d’après cette
conversation, qu’ils étaient de toute première grandeur
l’un l’autre.
« Je serais heureux, conclut Séverin, d’avoir avec toi
quelques honnêtes entretiens sur les herbes.
— Moi encore plus que toi, dit Guillaume, mais ne
violerons-nous pas la règle du silence, qui, me semble-t-il,
est en vigueur dans votre ordre ?
— La règle, dit Séverin, s’est adaptée au cours des
siècles aux exigences des différentes communautés. La
règle prévoyait la lectio{63} divine, mais non l’étude : et
pourtant tu sais combien notre ordre à développer la
recherche sur les choses divines et sur les choses
humaines. Par ailleurs, la règle prévoit le dortoir commun,
mais il est juste parfois, comme chez nous, que les moines
aient toute possibilité de réflexion même pendant la nuit,
aussi chacun d’eux a sa propre cellule. La règle est très
sévère quant au silence, et chez nous aussi non seulement
le moine qui fait des travaux manuels ne doit pas
converser avec ses frères, mais aussi celui qui écrit ou qui
lit. Pourtant l’abbaye et au premier chef une communauté
d’hommes d’étude, et il est souvent utile que les moines
échangent des trésors de doctrine qu’ils accumulent.
Toute conversation qui concerne nos recherches est jugée
légitime et profitable, pourvu qu’elle n’ait pas lieu au
réfectoire ou pendant les heures des offices sacrés.
— As-tu eu l’occasion de t’entretenir souvent avec
Adelme d’Otrante ? » demanda brusquement Guillaume.
Séverin ne parut pas surpris : « je vois que l’Abbé t’a
déjà parlé, dit-il. Non. Avec lui je ne m’entretenais pas
souvent. Il passait son temps à enluminer. Je l’ai entendu
discuter parfois avec d’autres moines, Venantius de
Salvemec, où Jorge de Burgos, sur la nature de son
travail. Et puis moi je ne passe pas mes journées dans le
scriptorium, mais dans mon laboratoire », et il fit un signe
en direction du bâtiment de l’hôpital.
« Je comprends, dit Guillaume. Tu ne sais donc pas
si Adelme a eu des visions.
— Des visions ?
— Comme celles que procurent tes herbes, par
exemple. »
Séverin se raidit : « j’ai dit que je garde avec grand
soin les herbes dangereuses.
— Ce n’est pas cela que je veux dire, se hâta de
préciser Guillaume. Je parlais de visions en général.
— Je ne comprends pas, insista Séverin.
— Je pensais qu’un moine qui hante la nuit l’Édifice,
où, au dire même de l’Abbé, peuvent arriver des choses...
épouvantables à qui y pénètre aux heures interdites, bien,
je disais, je pensais qu’il pouvait avoir eu des visions
diaboliques qui l’auraient poussé dans le précipice.
— J’ai dit que je ne fréquente pas le scriptorium,
sauf quand j’ai besoin de quelques livres, mais d’habitude
j’ai mes herbiers que je conserve dans l’hôpital. Je te l’ai
dit, Adelme était très familier de Jorge, de Venantius et...
naturellement, de Bérenger. »
Je saisis moi aussi cette légère hésitation dans la
voix de Séverin. Et elle n’échappa pas à mon maître :
« Bérenger ? Et pourquoi « naturellement » ?
— Bérenger d’Arundel, l’aide-bibliothécaire. Ils
avaient le même âge, ils ont été novices ensemble, il était
normal qu’ils eussent matière à discuter. Voilà ce que je
voulais dire.
— Voilà donc ce que tu voulais dire », commenta
Guillaume. Et je m’étonnais qu’il n’insistât pas sur ce
point. Il changea en effet aussitôt de discours. « Mais il est
sans doute temps que nous entrions dans l’Édifice. Tu fais
le guide ?
— Avec plaisir », dit Séverin un peu trop visiblement
soulagé. Il nous fit longer le potager et nous amena devant
la façade occidentale de l’Édifice.
« Du côté du potager, il y a le portail qui donne accès
aux cuisines, dit-il, mais les cuisines occupent seulement
la moitié occidentale du premier étage, dans la seconde
moitié il y a le réfectoire. Et du côté de la porte
méridionale, à laquelle on accède en passant derrière le
choeur de l’église, il y a deux autres portails qui mènent et
aux cuisines et au réfectoire. Mais entrons donc pas ici,
parce que des cuisines nous pourrons ensuite passer, sans
ressortir, dans le réfectoire. »
Comme j’entrai dans les vastes cuisines, je
m’aperçus que l’Édifice engendrait de l’intérieur, et sur
toute sa hauteur, une cour octogonale ; ainsi que je le
compris par la suite, il s’agissait d’une sorte de grand
puits, dépourvu d’accès, sur quoi s’ouvraient à chaque
étage d’amples verrières, comme celles qui donnaient sur
l’extérieur. Les cuisines étaient un immense vestibule
plein de fumée, ou déjà de nombreux servants se hâtaient
de disposer les nourritures pour le souper. Sur une
immense table, deux d’entre eux préparaient un pâté de
verdure, orge, avoine et seigle, hachant menu raifort,
cresson, navets et carottes. Tout près, un des cuisiniers
avait à peine fini de faire cuire quelques poissons dans un
mélange d’eau et de vin, et les nappait d’une sauce
composée de sauge, persil, thym, ail, poivre et sel.
Dans ce qui correspondait à la tour occidentale
s’ouvrait un énorme four à pain, qui déjà s’illuminait de
flammes rougeâtres. Dans la tour méridionale, une
immense cheminée où bouillaient des marmites géantes
et tournaient des broches. Par la porte qui donnait sur
l’aire derrière l’église, entraient à ce moment-là les
porchers qui portaient la chair des porcs égorgés. Nous
sortîmes sans tarder par cette porte, pour nous trouver
sur l’aire, à l’extrémité orientale du plateau, à l’abri des
murailles, où s’élevaient de nombreux bâtiments. Séverin
m’expliqua que le premier et l’ensemble des soues, puis
venaient les écuries, puis les étables, et les poulaillers, et
le parc couvert des brebis. Devant les soues, les porchers
brassaient dans une grande jarre le sang des porcs à peine
égorgés, afin qu’il ne se coagulât pas. Si on le brassait bien
et sur-le-champ, il se conserverait les jours suivants,
grâce au d’un rigoureux, et finalement on n’en ferait des
boudins.
Nous rentrâmes dans l’Édifice et jetâmes à peine un
coup d’oeil au réfectoire, que nous traversâmes pour nous
diriger vers la tour orientale. Des deux tours, entre
lesquelles s’étendait le réfectoire, la septentrionale
abritait une cheminée, l’autre un escalier à vis qui menait
au scriptorium, c’est-à-dire au deuxième étage. C’est d’ici
que les moines se rendaient chaque jour au travail, ou
bien par deux escaliers en hélice moins commodes, mais
bien chauffés, qui montaient derrière la cheminée et le
four des cuisines.
Guillaume demanda si nous trouverions quelqu’un
dans le scriptorium, bien que ce fût dimanche. Séverin
sourit et dit que le travail, pour le moine bénédictin, est
prière. Le dimanche les offices duraient plus longtemps,
mais les moines travaillant aux livres passaient également
quelques heures là-haut d’habitude employées en de
fructueux échanges d’observations savantes, conseils,
réflexion sur les Écritures saintes.

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